2 bébé a trois ans
Pour finir, je suis entré et j'ai vu ce Stern. Il a levé la tête de derrière son bureau. Non, ce n'était pas un vieux. Un instant, son regard s'est posé sur moi, puis Stern a pris un crayon.
« Assieds-toi là, fiston ! »
Moi, je suis resté planté là, jusqu'au moment où il a levé les yeux pour la deuxième fois. Et j'ai dit :
« Alors, quoi ? Si un nain entrait ici, qu'est-ce que vous diriez : Bonjour, petit, peut-être ? »
II a reposé son crayon et il s'est levé.
« Je me suis trompé, a-t-il dit. Mais comment puis-je savoir, aussi, que tu ne veux pas qu'on t'appelle fiston ? »
C'était mieux, mais j'étais encore furieux.
« J'ai quinze ans et je ne suis pas obligé d'aimer ça. Pas besoin d'insister. »
Il a souri encore une fois, a dit O. K. Je me suis assis.
« Ton nom ?
— Gérard.
— Le grand ou le petit ?
— Les deux à la fois.
— C'est vrai ?
— Non ! je lui ai dit, et ne me demandez pas non plus où j'habite. »
Il a posé son crayon sur la table et il a dit : « Je ne crois pas que nous puissions aller très loin en procédant ainsi.
— Ça, ça vous regarde. Qu'est-ce qui vous tracasse ?... Que je sois agressif ? Mais bien sûr que je le suis. Et un tas d'autres choses encore qui ne tournent pas rond. Sans quoi je ne serais pas ici. Ce n'est pas ce qui va vous empêcher de...
— Non, non ! Mais...
— Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? Vous voulez savoir si vous serez payé ? »
J'ai pris un billet de mille dollars et je l'ai posé sur la table :
« ... Pour que vous n'ayez pas à me présenter l'addition. Vous notez tout. Et vous me dites quand il n'y en a plus. Je vous en donne d'autres. Comme ça, pas besoin d'adresse... Minute ! » j'ai fait quand il a étendu la main en direction de l'argent : « Minute ! Je voudrais être sûr que nous allons nous entendre.
— Je ne fais pas d'affaires de ce genre, fis... je veux dire Gérard.
— Gerry, lui ai-je dit. Avec moi, c'est comme ça.
— Tu compliques les choses, tu ne crois pas ? Où as-tu trouvé mille dollars ?
— J'ai gagné un concours. Vingt-cinq mots, au moins, pour dire le plaisir qu'on éprouve à laver ses sous-vêtements avec « SAPOLAVE. » Ici, je me penche en avant, j'ajoute : « Et, cette fois, c'est vrai. »
— Bon ! »
J'étais surpris. Je pense qu'il s'en était rendu compte, mais il n'en a rien montré. Il a attendu que je poursuive :
« Avant de commencer, si nous devons commencer, dis-je, il faut que je sache. Ce que je vous dirai quand vous me soignerez restera entre nous, comme pour un prêtre ou un avocat ?
— Absolument.
— Peu importe quoi ?
— Peu importe quoi. »
Je le surveillais pendant qu'il affirmait ça et je l'ai cru. « Empochez votre argent, je vous engage. » Mais il n'étendit pas la main.
« Vous le savez, cela dépend de moi. Ce n'est pas le genre de chose que vous pouvez vous offrir comme un bâton de sucre d'orge. Il faut travailler en collaboration. Si l'un des deux n'y réussit pas, inutile d'essayer. Il ne suffit pas d'entrer chez le premier psychanalyste venu, trouvé dans l'annuaire du téléphone, et de lui demander n'importe quoi, simplement parce qu'il se trouve que vous avez de l'argent. »
Je commençais à être fatigué.
« Je n'ai pas trouvé votre nom dans l'annuaire et je ne vous ai pas trouvé par hasard. J'ai essayé une douzaine ou davantage de Jivaros avant de me décider en votre faveur.
— Merci. » Il avait l'air de vouloir se moquer de moi, ce qui ne m'a jamais été particulièrement agréable : « Jivaros, dites-vous, pourquoi ?
— Mais oui, vous savez bien, ces Indiens qui rapetissent les têtes. Comme vous. »
Il me regarda longuement. Puis il prit les mille dollars.
« Par quoi vais-je commencer ? demandai-je.
— Vous commencez par votre entrée ici.
— Là, vous m'avez eu... Bon, eh bien, j'avais tout simplement une ouverture. Je ne savais pas du tout quelle réaction vous auriez. Ce qui fait que je n'avais pas d'avance sur vous.
— C'est intéressant, dit Stern. Est-ce que, d'habitude, vous jouez comme ça, plusieurs coups d'avance ?
— Toujours.
— Et combien de fois vous trompez-vous dans vos prévisions ?
— Jamais. Excepté... Mais inutile de vous parler des exceptions. »
Cette fois, j'ai eu droit à un vrai sourire. « Je vois ce que c'est : un de mes anciens malades vous a raconté.
— Vos anciens malades ne parlent jamais.
— C'est-à-dire que je leur demande de ne pas parler. Ceci s'applique à vous aussi. Qu'avez-vous entendu ?
— Que vous savez ce qu'ils vont dire et faire. Et que parfois vous les laissez faire et parfois pas. Comment avez-vous appris ça ? »
Il réfléchit un instant :
« Je suppose que je suis né avec le sens des détails. Et puis, je me suis laissé faire juste assez d'erreurs pour apprendre à ne plus en faire trop. Comment avez-vous appris à le faire, vous ?
— Si vous me répondez à cette question, lui dis-je, je n'aurai plus à revenir vous voir.
— Vous ne savez pas, vraiment ?
— Je voudrais bien savoir... Ecoutez, ceci ne nous mène pas très loin, n'est-ce pas ? »
Il haussa les épaules :
« Dépend d'où vous voulez aller. »
Il s'arrêta, et, les yeux de nouveau pleins d'ardeur, il me demanda :
« Quelle définition de la psychanalyse vous convient pour l'instant ? Une définition à la noix, comme toutes.
— Je ne vous comprends pas.
* * *
Stern ouvrit un tiroir, prit une pipe noircie, la renifla, la retourna, toujours en me regardant.
« La psychanalyse, dit-il, attaque l'oignon du moi dont elle enlève les couches une à une, jusqu'à ce qu'elle atteigne à ce petit éclat du moi immaculé. Cela vous plaît-il ? Ou préférez-vous celle-ci : le psychanalyste enfonce la foreuse comme on le fait pour le pétrole. Il traverse le roc et la boue. Jusqu'au moment où il pénètre la couche convenable. Ou cette formule encore : la psychanalyse jette une poignée de motifs sexuels sur votre vie ; ils rebondissent sur les épisodes. Encore ? »
J'éclatai de rire.
« Cette dernière était vraiment bonne.
— Elle était vraiment mauvaise. Elles sont toutes mauvaises, d'ailleurs. Toutes, elles veulent simplifier quelque chose de complexe, par nature. Non. Je ne vous donnerai qu'une seule formule : Personne ne sait de quoi vous souffrez, si ce n'est vous-même. Personne d'autre que vous ne peut trouver remède à votre mal. Personne, en dehors de vous, ne peut se rendre compte si le remède agit.
— Alors, pourquoi êtes-vous là ?
— Pour vous écouter.
— Je n'ai pas besoin de payer quelqu'un simplement pour m'écouter.
— Sûrement. Mais vous êtes convaincu que j'écoute de façon sélective, comme on dit.
— Vraiment, vous croyez ?... Ma foi, oui ! je crois. Et vous, en êtes-vous convaincu ?
— Non. De toute manière, vous ne le croirez jamais. » J'éclatai de rire. Il me demanda pourquoi. Je le lui dis : « C'est parce que vous ne m'appelez plus fiston.
— Non. Pas vous... Je pourrais dire aux gens : « Qu'est-ce que vous voulez savoir sur votre compte et qui vous inquiète ? »
— Je voudrais découvrir pourquoi j'ai tué quelqu'un », lui dis-je, tout à trac.
Mais cela ne parut pas l'émouvoir. « Etendez-vous, me dit-il.
— Sur ce canapé ?
— Oui.
— J'ai l'impression d'être un héros de bande dessinée », lui fis-je remarquer en regardant le plafond qui était gris clair.
« Et quelle est la légende ?
— J'en ai des malles pleines à la maison. C'est le titre, ça.
— Extrêmement intéressant », dit Stern, tranquillement. J'avais beau le guetter de près, il ne bougeait pas. Je savais
que c'était le genre de gars qui rit dans les profondeurs, quand il lui arrive de rire.
« Je pense que je mettrai votre réponse dans un livre, un jour... Et qu'est-ce qui peut bien vous pousser à dire ça ?... » Comme je ne lui répondais pas, il reprit : « Assez de questions, fiston. Je crois que je peux vous être utile. »
Je serrai les dents si fort que j'en eus mal aux molaires. Puis je me décontractai.
« Je vous demande pardon, je regrette... »
Mais il ne dit rien. De nouveau, j'eus l'impression qu'il riait sous cape. Mais il ne se moquait pas de moi.
« Quel âge avez-vous ? me demanda-t-il soudain.
— Euhhh, quinze ans.
— Euhhh, quinze ans, répéta-t-il. Et que signifie euhhh ?
— Rien du tout. J'ai quinze ans.
— Quand je vous ai demandé votre âge, vous avez hésité parce qu'un autre chiffre s'est présenté à votre esprit. Vous avez écarté l'autre chiffre pour me répondre.
— Allons donc, puisque je vous dis que j'ai quinze ans.
— Non, je ne dis pas que vous n'ayez pas quinze ans. » Il parlait avec beaucoup de patience. « Mais quel était l'autre chiffre ? »
Je me fâchai de nouveau.
« Il n'y en avait pas d'autre. Qu'est-ce que vous avez à écouter tout ce que je dis et à interpréter pour faire que ça ressemble à ce que vous en pensez ? »
Il ne répondit rien.
« J'ai quinze ans », répétai-je avec entêtement. Et j'ajoutai : « Ça ne me plaît pas, et vous le savez très bien. » Il attendait toujours. « Le chiffre, c'était huit.
— Bon, alors, vous avez huit ans. Et votre nom ?
— Gerry. » Je me redressai sur un coude et me tordis le cou pour le voir derrière moi; il avait dévissé le tuyau de sa pipe et s'en servait pour viser la lampe de bureau à travers. « Oui ! Gerry sans euhhh !
— Bon ! »
Je me recouchai, fermai les yeux.
« Huit, pensai-je, huit. »
« Il fait froid chez vous », dis-je.
Huit ! cuite ! fuite !... Non ! décidément. Il valait mieux ne pas y repenser. Je rouvris les yeux : le plafond était toujours gris clair. Tout allait bien. Stern se trouvait quelque part derrière moi avec sa pipe. Et il était très bien aussi. J'aspirai très lentement, une fois, deux fois, trois fois. Refermai les yeux. Huit ! cuite ! fuite ! nuit ! Rien. Ancien. Bois. Froid. Et zut à la fin ! Je remuais, je frétillais, je m'agitais sur le divan, essayant de ne plus avoir froid. Huit. Cuite. Fuite... Je grognais. Je tentais de couvrir de noir uni ces rimes stupides, ces huit et tout ce que cela signifiait. Mais le noir ne restait pas noir. Il fallait placer quelque chose là. Si bien que je me dessinai sur le regard un gigantesque 8 lumineux pour ne pas voir autre chose. Mais le chiffre se mit à basculer sur ses boucles comme un instantané à travers une longue-vue. Et j'étais forcé de regarder, que ça me plaise ou non.
Tout à coup, j'en eus assez et je ne résistai plus. La jumelle se rapprocha, se rapprocha. Et c'était moi.
* * *
Huit ans. Et il faisait un froid de canard dans le fossé, le long du chemin de fer. Les herbes de l'an dernier étaient devenues de la paille qui me griffait. La terre était rougeâtre, et, là où elle n'était pas une boue glissante et tenace, elle était gelée, dure comme un pot de fleurs. Ici, c'était le cas. Poudrée de frimas. Aussi froide que ce jour hivernal qui tombait des montagnes. La nuit, il y avait des lumières chaudes, dans les maisons des gens. La journée, il y avait bien le soleil. Lui aussi chez les gens, sans doute. Pour ce qu'il me réchauffait !
J'étais en train de crever dans ce fossé, le long du chemin de fer. Tant pis, puisqu'il n'y avait pas de meilleur endroit pour dormir (hier soir) ni pour mourir (ce matin). A tant faire ! Huit ans ! Le goût douceâtre, écœurant du gras de porc et du pain mouillé chipé dans les poubelles, le frisson de terreur quand on est en train de voler un sac et qu'on entend un bruit de pas.
Le bruit de pas, je l'entends justement. Et je me mets sur le ventre, à cause des coups de pied. Et je me fourre la tête dans les bras. Je ne pouvais pas faire plus.
Un peu plus tard, j'ouvre de grands yeux. Là, à côté de moi, une énorme semelle. Au-dessus de la semelle, une cheville. Et une autre semelle, juste à côté de la première. Et je reste couché par terre, m'attendant à être emballé. Oh ! ça ne me gêne plus beaucoup, au point où j'en suis. Mais c'est trop bête, vraiment.
Tous ces longs mois sans me faire prendre, sans même me faire approcher, et maintenant ça.
La chaussure me cogne l'aisselle. Mais ce n'est pas un coup de pied. Elle me fait rouler, tourner sur moi-même. Je suis si raide à cause du froid que je pivote comme une planche. Les bras sur le visage, je reste là, les yeux fermés. Mais je me suis arrêté de pleurer. Parce que, sans doute, on ne pleure que lorsqu'il y a possibilité de trouver secours quelque part.
Comme rien ne se produit, j'ouvre les yeux, j'écarte un peu les mains, de manière à y voir. Un homme se penche sur moi, haut d'un kilomètre. Il porte un bleu de travail sans couleur et un blouson militaire avec des taches de sueur sous les bras. Les joues hérissées comme un qui ne réussit pas à se faire pousser ce qu'on appelle une barbe, mais qui pourtant ne se rase pas.
« Lève-toi », dit-il.
Je regarde son soulier. Il n'a pas l'intention de me frapper. Je me redresse pour m'écrouler aussitôt. Il m'a déjà saisi à l'épaule. Je parviens à me hisser sur un genou.
« Allons, viens, partons ! »
Mes os craquent, mais je supporte le choc. J'ai soulevé une pierre ronde et blanche. Il faut que je la voie pour bien m'en rendre compte, pour savoir que je la tiens vraiment, tant j'ai les doigts gourds.
« Pousse-toi, lui dis-je, ou je te fais sauter les dents avec cette pierre. »
Sa main est descendue si rapide que je n'ai pas pu voir ce qu'il était en train de faire, et je ne sais comment il s'était arrangé pour me désarmer. Et le voilà parti sur la voie. Il tourne la tête et me crie : « Alors, tu viens, oui ? »
Il ne me pressait pas et je suivais comme je pouvais. II ne me parlait pas non plus et je ne discutais pas. Un peu plus loin, il m'attendait. Il avait étendu la main dans ma direction et je lui avais craché dessus. Si bien qu'il avait avancé hors de ma vue et que je me contentais de suivre comme je pouvais. Le sang me revenait dans les mains et dans les pieds. Et je sentais des picotements comme un nid de guêpes. Arrivé à la route, il était là à m'attendre.
Le sol était plat. Mais je le regardais en tournant la tête et je crus voir une montagne qui montait, montait, montait toujours. Et, un peu plus tard, me voilà sur le dos, en train de contempler le ciel froid.
Il vint s'asseoir près de moi. Mais sans essayer de me toucher. Je tentais de respirer, y arrivais avec peine. Puis je sentis que tout irait très bien une fois que j'aurais fermé l'œil. Mais l'homme me fourra l'index entre deux côtes, fort, et me dit :
« T'endors pas ! »
Je rouvris les yeux.
« Tu es gelé et tu as faim. Je veux te conduire à la maison pour que tu te réchauffes et que tu te remplisses l'estomac. Mais, d'ici, il y a une trotte. Tu n'y arriveras pas tout seul. Je vais te porter. Si je te porte, ce sera comme si tu marches, non ?
— Et quand on sera à la maison, qu'est-ce que vous ferez de moi ?
— Je te l'ai déjà dit.
— Alors, bon ! »
Il me prit et me porta. S'il avait ajouté quoi que ce soit, je me serais recouché sur le sol et je me serais laissé mourir de froid. De toute manière, que pouvait-il me faire faire, dans l'état où j'étais ?
Il n'y avait pas de chemin, mais il paraissait savoir où il allait. Un peu plus loin, j'entendis un craquement : la glace d'un étang gelé cédait sous son pas. Mais il ne se hâtait pas pour autant.
Enfin, il me repose à terre. Nous sommes arrivés. La maison, c'est une seule pièce où il fait très chaud. Je m'échappe en direction de la porte. Arrivé là, je m'installe contre le mur, pour le cas où je voudrais partir. Puis je regarde autour de moi.
Une grande pièce. Sur quatre murs, l'un est en pierre, les trois autres sont faits de rondins avec des choses glissées entre. Un grand feu brûle dans le rocher. Pas exactement dans une cheminée. Non. Plutôt une sorte de renfoncement. Sur une étagère, une vieille batterie d'auto, avec deux ampoules, jaunes, qui pendent au bout du fil électrique. Une table, des caisses, quelques tabourets à trois pieds. Dans l'air, malgré le nuage de fumée, flotte une si délicieuse odeur de nourriture cuite que l'eau m'en monte à la bouche.
« Qui est-ce que j'ai là, Bébé ? » demande l'homme. Et, brusquement, on ne se voit plus, tant il y a d'enfants. Non ! il n'y en a que trois. Mais on a quand même l'impression de marcher dessus. Trois. Une fille de mon âge (huit ans, je veux dire), la joue enduite de peinture bleue. Elle tient des pinceaux et une palette. Mais elle ne peint pas avec les pinceaux, elle applique la peinture avec les doigts. Une petite fille noire qui doit être âgée de cinq ou six ans, qui ouvre de grands yeux à ma vue. Et, dans un panier, juché sur des tréteaux, un bébé. Je devine qu'il a deux ou trois mois. Le bébé fait ce que font les bébés : Beahbeahbeah; des bulles lui sortent de la bouche; les mains tournent sans but et il lance des ruades.
Une fois que l'homme a parlé, la fillette devant le chevalet me regarde, regarde le nourrisson, et le nourrisson continue à faire du bruit, à crachouiller, à donner des coups de pied.
« Il s'appelle Gerry, dit la petite fille, et il est fou furieux.
— Contre qui ?
— Contre tout le monde !
— D'où est-ce qu'il vient ?
— Alors, quoi ? » avais-je crié. En vain. Personne ne fait attention à moi. L'homme continue à poser des questions au bébé. La petite fille continue à répondre. Je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi farfelu.
« ... Il s'est évadé de l'asile de l'Etat, explique la fillette. La nourriture était bonne. Mais on le crogeait. » (C'est bien ce qu'elle a dit : on le crogeait.)
C'est le moment que je choisis pour ouvrir la porte (l'air froid pénètre dans la pièce) et je hurle à l'adresse de l'homme qui m'a conduit jusqu'ici : « Espèce de saloperie, tu viens de l'asile. »
« Ferme la porte, Janie », dit l'homme. La petite fille reste devant son chevalet. Elle n'a pas bougé, mais la porte a cogné derrière moi. Maintenant, je fais de mon mieux pour la rouvrir, mais rien à faire. J'ai beau hurler en tirant dessus. Inutile.
« Je crois, dit l'homme, qu'il vaudrait mieux que tu te mettes dans le coin. Allons, Janie, qu'il aille dans le coin. »
Janie me jette un coup d'œil et l'un des tabourets à trois pieds se dirige vers moi. Il avance entre plafond et plancher, renversé, les pattes horizontales, jusqu'au moment où le siège me frappe légèrement. Je fais un bond en arrière. Je me trouve dans le coin. Le tabouret me suit. Je veux le rabattre à terre. Impossible. Je réussis tout juste à me faire mal à la main. Je m'accroupis. Il s'abaisse plus rapidement que moi. J'appuie d'une main sur le tabouret et je veux l'enjamber. Il s'effondre brusquement. Et moi aussi. Je me relève et je reste dans mon coin, muet, immobile, terrorisé. Le trépied reprend sa position normale, devant moi.
« Merci, Janie », dit l'homme, et à moi : « Reste là, toi ! Bouge pas. On va s'occuper de toi... Tu avais bien besoin de faire tout ce foin, n'est-ce pas ? »
Il questionne le nourrisson :
« Est-ce qu'il a ce qu'il nous faut ? » Et, de nouveau, la petite fille lui répond : « Oui, c'est lui.
— Eh bien, dit l'homme, vous vous rendez compte ! » Il vient vers moi :
« Gerry, tu peux vivre ici. Je ne viens pas d'un asile. Ici, tu ne risques rien.
— Tu parles !
— Il te déteste, dit Janie.
— Qu'est-ce qu'on peut y faire ?
— Lui donner à manger. »
L'homme hoche la tête et va devant le feu.
Pendant ce temps, la petite noire me regarde de ses grands yeux ronds. Janie s'absorbe dans sa peinture et le bébé se remet à faire du bruit. Je regarde la petite fille noire, les yeux dans les yeux :
« Alors quoi ? Qu'est-ce que t'as à me zieuter comme ça ? » Elle sourit :
« Gerry ho ! ho ! » dit-elle, et elle disparaît. Elle se dissipe. Elle s'évanouit. Elle s'éteint comme une lampe. Ses vêtements flottent derrière elle, vides. Et voilà.
« ... Gerry hi ! hi ! »
Je lève la tête. Qui a parlé ? Elle est revenue, la petite noire. Nue comme un ver. Perchée sur un relief du rocher. Elle a disparu dès qu'elle s'est rendu compte que je la voyais.
« Gerry ho ! ho ! » reprend-elle du haut des caisses qui servent de garde-manger, de l'autre côté de la tanière.
« Gerry hi ! hi ! » Cette fois, elle est sous la table.
« Gerry ho ! ho ! » Elle surgit dans le coin, sous moi. Et je crie, et j'essaie de m'écarter, et je bascule le tabouret, et j ai peur... La petite noire a disparu.
« Assez, les filles ! » dit l'homme en jetant un coup d'œil pardessus son épaule.
Un silence. La petite noire sort de dessous le garde-manger, gagne le lieu de sa première disparition et rendosse ses vêtements qui gisent en tas.
Je lui demande :
« Comment fais-tu ça ? »
Elle répond :
« Ho ! ho ! »
Janie intervient :
« Facile, elle est deux.
— Hein ?... »
Alors, une seconde petite noire, exactement semblable à la première, sort de l'ombre et vient se placer à côté de la première.
« Ce sont Bonnie et Beanie ! m'explique la petite fille aux pinceaux. Ça, dit-elle encore, c'est Bébé. Et (me montrant l'homme) celui-là s'appelle Tousseul.
— Ah ! bon !
— De l'eau », crie Tousseul. Il tient une cruche. J'entends couler de l'eau, mais sans rien voir. « Assez comme ça », dit Tousseul. Et il raccroche la cruche à une patère qui sort du mur. Puis il ramasse une assiette fendue et me l'apporte. Elle contient du ragoût avec de gros morceaux de viande, des carottes et des boulettes de pâte, le tout baigné d'une grosse sauce.
« Allons, Gerry, assieds-toi et mange.
— M'asseoir là-dessus ? Et je lui montre le tabouret.
— Bien sûr !
— Vous m'avez pas regardé ! »
Je prends l'assiette et je m'installe contre le mur.
« Allons, mange pas si vite. T'as le temps. Nous avons tous mangé. Personne va te prendre ta part. Moins vite. »
Je n'en mange que plus rapidement. J'ai presque vidé l'assiette quand je vomis le tout. Puis, je ne sais comment je fais, mais je me cogne le front contre le siège du tabouret. Je laisse tomber le tout et je m'affale.
« Je te demande pardon, petit, dit Tousseul. Nettoie-moi tout ça, Janie, tu veux. »
Sous mes yeux, le sol se balaie, s'éponge, se récure sans intervention visible. Pour le quart d'heure, cela m'est parfaitement égal. Je sens la main de Tousseul sur ma tête. Puis il me caresse les cheveux.
« Donne-lui une couverture, Beany. Nous allons tous dormir. Il faut qu'il se repose un peu. »
La couverture n'est pas encore sur moi que je m'endors déjà.
... Je ne sais combien de temps après, j'ai les yeux ouverts. Où suis-je ? J'ai peur. Je lève la tête. J'aperçois le vague éclat des tisons. Tousseul est étendu tout vêtu. Le chevalet de Janie se dresse comme un insecte de proie sur ses antennes. Bébé dodeline de la tête. Est-ce qu'il me regarderait ? Janie repose par terre et les jumelles dorment sur la vieille table. Rien ne bouge, à part la tête de Bébé.
Je me redresse, regarde à l'entour. Une pièce, une seule pièce. J'avance à tâtons. Janie entrouvre l'œil.
« Qu'est-ce qui se passe ?
— Ça ne te regarde pas. »
Je me rapproche de la porte comme si je n'avais peur de rien. Mais je ne la quitte pas des yeux. Elle ne fait rien. La porte est toujours aussi solidement fermée.
Je retourne en direction de Janie. Elle lève la tête.
Je lui dis :
« Faut que j'aille aux gogues.
— Oh ! fallait le dire. »
Je pousse un cri et me tiens le ventre. Je n'insiste pas. Rien de pareil ne m'est jamais arrivé. Dehors, quelque chose fait un bruit flasque en s'écrasant sur la neige.
« Ça va, dit Janie, retourne te coucher.
— Mais je dois...
— Tu dois quoi ?
— Non, rien ! » Et c'est vrai. Plus envie du tout.
« La prochaine fois, tu n'as qu'à me le dire tout de suite. Y a pas de dérangement. »
* * *
... « C'est tout ? » demanda Stern.
J'étais sur le divan et je regardais le plafond gris clair.
« Quel âge as-tu ?
— Quinze ans. »
J'attendais. J'attendais que le plafond gris eût pris racine et retrouvé les murs, le parquet et le tapis, l'éclairage, le bureau, le fauteuil où Stern était installé. Je me redressai, le regardai : il tripotait toujours la même pipe tout en me regardant. « Qu'est-ce que vous m'avez fait ?
— Je te l'ai déjà dit : je ne fais rien. C'est toi qui fais tout.
— Vous m'avez hypnotisé ?
— Non, je ne t'ai pas hypnotisé.
— Alors, qu'est-ce qui s'est passé ?... C'est comme si je vivais tout ça une seconde fois.
— Tu as senti quelque chose ?
— Tout, toute cette sacrée existence de nouveau.
— Tous ceux qui passent par là se sentent soulagés. Il faut me revivre tout cela maintenant et quand tu voudras et, à chaque fois, cela fera moins mal. Tu verras. »
Ah ! surprenant. Je remâchai tout ça un bon moment et je le questionnai :
« Mais si je le fais tout seul, comment est-ce possible ? Ça ne m'est jamais arrivé avant aujourd'hui ?
— Je t'ai dit qu'il fallait quelqu'un pour écouter.
— Pour écouter quoi ? J'ai parlé ?
— Un rien.
— J'ai raconté tout ce qui s'était passé ?
— Comment veux-tu que je sache. Je n'y étais pas.
— Tu y étais.
— Vous ne croyez pas que ce soit vrai, hein ? Ces gosses qui disparaissent, ces tabourets et le reste ? »
Il haussa les épaules.
« Je ne travaille pas dans la croyance, dit-il, ni dans la non croyance... C'était vrai pour toi, oui ?
— Bien sûr.
— C'est tout ce qui compte. C'est là-bas que tu vis ? Avec ces gens ? »
Je mordis un ongle qui m'agaçait.
« Non, il y a longtemps que c'est terminé. Depuis que Bébé... Vous me faites penser à Tousseul.
— Pourquoi donc ?
— Je ne sais pas... Non. Vous ne m'y faites pas penser... Je ne sais pas pourquoi je dis ça. »
Le plafond restait gris. Les lampes brillaient à peine. Le tuyau de la pipe claqua contre les dents de Stern. Je restais étendu sur le divan.
« Il ne s'est rien produit, dis-je.
— Que voulais-tu qu'il se produise ?
— Que tout soit comme avant.
— Il y a quelque chose qui doit être exprimé. Vas-y. » C'était comme si un tambour tournait dans ma tête où apparaissaient lieux, choses et gens. Je ne parvenais pas à suivre.
« Rien ne s'est produit, dis-je.
— Bébé a trois ans, dit-il.
— Oh ! ça ! » Et je fermai les yeux.
* * *
La nuit, je me couchais sur la couverture, ou je ne m'y couchais pas. Il y avait toujours quelque chose en train dans la maison. Parfois je dormais pendant la journée. Je suppose que les seules fois où tout le monde dormait en même temps, c'était quand il y avait quelqu'un de malade. Le jour de mon arrivée, par exemple. Il faisait toujours assez sombre dans la pièce. Le jour comme la nuit. Le feu brûlait. Les deux ampoules jaunissaient au bout de leur fil qui sortait de la batterie d'auto. Quand elles n'éclairaient presque plus, Janie rechargeait la batterie, et elles brillaient de nouveau.
Janie s'occupait de tout. Principalement de ce que personne d'autre ne voulait faire. Chacun avait son emploi, bien entendu. Tousseul était presque toujours dehors. Souvent, il se faisait aider par les jumelles. Mais celles-ci n'étaient jamais tout à fait ailleurs ; elles avaient cette façon de réapparaître et de s'évanouir pffrtt ! comme ça. Quant à Bébé, il restait couché dans son berceau.
Je travaillais. Je coupais du bois pour le feu, je posais des étagères, ou j'allais nager avec Janie et les jumelles. Je parlais à Tousseul. Les autres savaient faire tout ce que je faisais, mais moi, il y avait toutes sortes de choses qu'ils faisaient que je ne savais pas faire. Ce qui me rendait furieux. Mais je me dis que si je n'avais pas été perpétuellement en colère contre quelqu'un ou quelque chose, qu'est-ce que j'aurais bien pu devenir ? Ce qui ne nous empêchait pas de mixoller tous, autant que nous étions. Mixoller, c'était le mot qu'avait employé Janie. Elle avait prétendu que Bébé le lui avait communiqué. Et elle expliquait que mixoller, cela signifiait vivre unis en ne formant qu'une seule personne à nous tous. Deux bras, deux jambes, un corps, une tête, le tout fonctionnant ensemble, même si une tête ne peut marcher, ni les bras penser. Tousseul me disait que peut-être c'était un mélange de mixte et de coller. Mais je reste persuadé qu'il n'en croyait rien lui-même. Bébé ne s'arrêtait jamais. Il était comme un poste de radio, une station émettrice, qui émet vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il suffit de tourner le bouton pour recevoir. Mais, de toute façon, la station n'arrête jamais, que vous captiez ou que vous ne captiez pas. Il ne parlait pas; plus exactement, il télégraphiait. On aurait pu croire que ce vague mouvement des mains, des bras et des jambes et de la tête était dépourvu de signification. Rien de plus faux. C'était le sémaphore; mais au lieu d'un signe par son, chacun de ces mouvements était un train de pensées.
Quand, par exemple, il levait la main gauche en agitant la droite et en cognant du pied gauche, cela voulait dire : « Celui qui croit que l'étourneau est un fléau ignore tout de la façon de penser des étourneaux » ou quelque chose du même genre. Janie affirmait qu'elle avait forcé Bébé à inventer ce genre de sémaphore. Elle expliquait comment naguère elle avait entendu les jumelles penser (c'étaient ses propres paroles : entendre les jumelles penser) et les jumelles, elles, avaient entendu penser Bébé. Les jumelles traduisaient. Mais les jumelles avaient grandi, les jumelles avaient perdu le don. C'est toujours ce qui se passe avec les enfants quand ils grandissent. Si bien que Bébé avait appris à comprendre quand quelqu'un parlait. Et il répondait en sémaphore.
Tousseul ne pouvait pas lire. Ni moi. Les jumelles, cela ne les intéressait pas. Mais Janie passait son temps à surveiller Bébé. Toujours il savait ce que vous pensiez quand vous alliez lui poser une question. Il répondait par l'intermédiaire de Janie. Elle retransmettait, du moins en partie. Pour tout comprendre, personne n'y réussissait. Pas même Janie.
Tout ce que je sais, c'est que Janie restait assise à regarder Bébé en même temps qu'elle peignait au chevalet, et il lui arrivait d'éclater de rire.
Bébé ne grandissait pas. Janie, si. Et les jumelles aussi. Et moi. Mais Bébé, non ! Il restait couché là. Janie lui garnissait l'estomac et faisait sa toilette tous les deux ou trois jours. Il ne pleurait pas, il ne faisait pas d'embarras. Personne n'approchait jamais de lui.
Janie montrait chacune de ses peintures à Bébé. Puis elle lavait ses œuvres et recommençait. II lui fallait les laver car elle ne possédait que trois panneaux, en tout. Bonne chose du reste, parce que j'imagine l'aspect de la tanière au cas où elle aurait gardé toutes ses œuvres ! Elle en peignait quatre ou cinq par jour. Tousseul et les jumelles se donnaient du mal pour l'approvisionner en térébenthine... Janie me disait que Bébé se souvenait de toutes ses peintures, et que c'était la raison pour laquelle elle n'était pas forcée de les garder. Tous ces tableaux représentaient des machines et des engrenages, et des assemblages qui devaient être des circuits électriques...
Je me rappelle ce jour où j'étais parti chercher de la térébenthine et des jambons en compagnie de Tousseul. Nous avions traversé la forêt, gagné le chemin de fer, puis marché jusqu'à l'endroit où l'on apercevait les lumières de la ville. Puis de nouveau les bois et des avenues, une rue pauvre et peu fréquentée.
Tousseul, comme d'habitude, avançait en pensant. Il pensait, il pensait. Une quincaillerie. Tousseul va examiner la serrure, puis revient là où je l'attendais, secouant la tête... Un grand magasin. Tousseul se met à grogner. Nous allons nous placer dans l'ombre près de la porte. Je regarde dans la boutique.
Soudain Beanie apparaît à l'intérieur, nue comme à chaque fois qu'elle partait en expédition. Elle vient nous ouvrir, de l'intérieur. Nous entrons, refermons derrière nous. Nous avions mis la main sur une paire de très jolis jambons et un bidon (dix litres) de térébenthine. J'avais voulu prendre un stylo à bille, jaune; mais Tousseul me l'avait arraché des mains : « Seulement ce qu'il nous faut et rien d'autre ! »
Après notre départ, Beanie revint, referma et s'en alla pour de bon. Mais je ne devais accompagner Tousseul que trois ou quatre fois seulement; quand il fallait prendre plus qu'il ne pouvait porter tout seul.
Trois ans, et c'est à peu près tout ce dont je puis me souvenir. Tousseul était occupé dehors, ou il se trouvait parmi nous et cela ne faisait pas grande différence. Les jumelles restaient entre elles le plus souvent. J'avais fini par beaucoup aimer Janie, mais nous ne parlions guère. Bébé, lui, ne s'arrêtait jamais... Mais que faisait-il ?
Tous, nous faisions ce qu'il y avait à faire. Et nous « mixollions ».
* * *
« ... Qu'est-ce qu'il y a ? me demanda soudain Stern.
— Il n'y a rien. Mais tout ça, à quoi bon ?
— C'est ce que tu disais au début. Est-ce que tu crois que nous n'avons rien fait d'utile depuis ?
— Oui ! bien sûr, mais...
— Alors comment sais-tu si tu te trompes ou pas, cette fois ? » Je ne répondis rien, et il poursuivit :
« Cette séance ne te plaît pas ?
— Ce n'est pas que ça me plaise ou pas, c'est plutôt que ce n'est rien du tout. Rien que des mots.
— Quelle différence entre cette fois et les autres fois ?
— Bon D..., mais tout. La première, j'ai tout senti. Tout m'arrivait de nouveau. Mais cette fois-ci... rien.
— Et pourquoi ? Tu n'as aucune idée de la raison ?
— Je ne sais pas. Vous devriez me dire.
— Suppose, dit-il en réfléchissant, suppose que ce soit parce que tu crains de raconter malgré toi un épisode désagréable ?
— Désagréable ! Si vous croyez que c'est agréable de geler à mort.
— Il en faut pour tous les goûts... Il arrive que la chose même dont on a besoin, la chose qui est la cause de tout le mal soit si révoltante qu'on ne veuille pas s'en approcher. On la dissimule. Attends un peu... Peut-être que révoltant, désagréable ne conviennent pas. Peut-être que la chose t'attire au contraire. C'est peut-être que tu désires ne pas guérir ?
— Je veux guérir. »
Il attendit, comme s'il voulait réfléchir à un problème qu'il ne parvenait pas à comprendre. Puis il dit :
« Il y a quelque chose dans la phrase suivante qui te fait prendre la fuite : Bébé a trois ans. Pourquoi ?
— Du diable si j'en ai la moindre idée.
— Qui a dit ça ?
— Je ne sais pas... euhhhhh ! » Il sourit :
« Euhhhhh ! »
Je lui souris en réponse.
« C'est moi qui ai dit ça.
— Bon... quand ça ? »
Je ne souriais plus. Il se pencha en avant, puis se leva. « Qu'est-ce qu'il y a ? lui demandai-je.
— Je ne croyais pas que quelqu'un pouvait être aussi fou ! » Je ne répliquai rien du tout. Il marcha vers son bureau. « Tu ne veux pas continuer ?
— Non !
— Suppose que je te dise que tu ne veux pas continuer parce que justement tu arrives au moment où tu vas trouver ce que tu cherches ?
— Dites-le-moi, vous verrez bien ce que je ferai. » Il secoua la tête.
« Non, je n'ai rien à te dire. Pars ou reste. Comme tu voudras. Je te rendrai l'argent que je te dois.
— Il y en a beaucoup qui partent juste au moment où ils vont savoir ?
— Encore assez.
— Eh bien, pas moi. » Je me recouchai.
Mais je ne riais pas, et lui, il ne dit pas : bon ! et il n'en fit pas tout un plat. Il se contenta de prendre le récepteur et de dire :
« Annulez tous les rendez-vous pour cet après-midi. » Après quoi il se rassit derrière moi, sur la chaise, là où je ne le voyais pas.
Aucun bruit. La pièce était insonorisée. « Pourquoi, pensez-vous, Tousseul m'a gardé alors que je ne savais rien faire ?
— Peut-être que tu savais.
— Non, non ! D'abord, j'ai essayé. Je suis fort pour un gosse de mon âge. Et je sais fermer ma gueule. Mais cela mis de côté, je ressemble à tous les enfants de mon âge. Je ne me crois pas très différent, maintenant. A part la différence qui provient du fait que j'ai vécu avec Tousseul et les autres.
— Bébé a trois ans. Qu'est-ce que ça vient faire là-dedans ? » De nouveau le plafond gris.
« Bébé a trois ans. Bébé a trois ans. Je suis allé dans une sorte de grande maison avec une allée qui tournait, qui arrivait sous une sorte de grande marquise, je crois. Bébé a trois ans. Bébé...
— Quel âge as-tu ?
— Trente-trois ans. » Je n'avais pas plus tôt dit ça que je me retrouvais debout comme si le divan avait été brûlant.
Stern m'attrapa au passage.
« Allons, ne fais pas l'imbécile. Tu veux absolument que je perde mon après-midi ?
— Ça c'est mon affaire. Je paie, non ?
— Oui ! ça te regarde. » Je me recouchai.
« Tout ça, c'est moche !
— Excellent, ça prouve que nous brûlons.
— Qu'est-ce qui a bien pu me faire dire trente-trois} Ce n'est pas trente-trois; c'est quinze. Puisque j'ai quinze ans. Et autre chose...
— Oui ?
— Quand je dis : Bébé a trois ans, c'est bien moi, mais ce n'est pas ma voix.
— Comme tu dis trente-trois et que ce n'est pas ton âge.
— Exactement.
— Gerry, dit-il avec chaleur, il n'y a pas de quoi s'inquiéter. » En effet, je respirais trop fort. Je fis de mon mieux pour me ressaisir...
« Je n'aime pas du tout dire des choses avec la voix de quelqu'un d'autre.
— Ecoute, Gerry, cette affaire de rétrécir les têtes, c'est très différent de ce qu'on croit d'ordinaire... Ce qu'on a dans la tête, c'est le monde extérieur. Si ça paraît extraordinaire, c'est qu'il arrive réellement des choses extraordinaires dans la vie quotidienne de tout le monde. Quand un grand homme de l'Antiquité affirmait : « La vérité est plus étrange que la fiction », c'est ce qu'il voulait dire. Où que nous allions, quoi que nous fassions, les symboles nous entourent. Et les symboles ce sont des objets si familiers que nous ne les regardons même pas ou que nous ne les apercevons pas si nous les regardons. Si jamais quelqu'un était capable de retracer exactement ce qu'il voit et ressent en faisant seulement dix mètres dans la rue, nous obtiendrions une image si déformée, si obscure, tellement subjective qu'il est difficile de s'en faire une idée, même vague. Et personne ne regarde jamais autour de soi avec attention, jusqu’ au moment où il vient ici. Ici, c'est différent. Peu importe qu'il s'agisse de faits du passé. Ce qui compte, c'est qu'il voit plus clair que jamais auparavant; simplement parce que, pour une fois, il fait un effort. Maintenant, pour ce qui est de cette histoire de trente-trois ans, il n'existe pas beaucoup de choses aussi désagréables que de s'apercevoir qu'on a les souvenirs de quelqu'un d'autre. Notre moi est trop important pour qu'on l'écarté ainsi. Mais dis-toi que nous pensons en code; et nous ne possédons la clef que d'environ un dixième de ce que nous pensons. Ici, tu tombes sur un passage qui te déplaît. Ne vois-tu pas que le seul moyen de trouver la clef est de ne plus chercher à fuir ce que tu détestes ?
— Vous voulez dire que je me suis rappelé avec les souvenirs de quelqu'un d'autre ?
— Ça t'a donné cette impression; il doit y avoir une raison. Cherchons à savoir pourquoi.
— Très bien », dis-je, et je me sentais fatigué. (Mais être fatigué ou être malade, c'est une façon de fuir.)
« Bébé a trois ans ! répéta-t-il.
— Bébé ! Oui, Bébé peut-être; moi huit, et vous, mademoiselle Kew, vous en avez trente-trois. Mademoiselle Kew, mademoiselle Kew. »
Je criais. Stern ne disait rien.
« Ecoutez, je ne suis pas sûr, mais je crois que je sais comment il faut faire et ce n'est pas de cette façon-là. Ça ne vous fait rien si j'essaie autre chose ?
— C'est toi le médecin ! »
J'éclatai de rire. Puis je fermai les yeux.
* *
... Les pelouses étaient d'un beau vert propre et neuf. Les fleurs donnaient l'impression d'avoir peur de laisser choir leurs pétales.
Je suivais le chemin, les pieds dans mes souliers. Il avait fallu mettre des souliers et mes pieds ne respiraient pas. Je n'avais aucune envie d'aller jusqu'à la maison, mais il le fallait.
J'aurais bien regardé à travers la porte, mais elle était trop blanche, et trop épaisse surtout.
... Je voulais voir Mlle Kew ? Eh bien, Mlle Kew ne voulait pas me voir, moi et mes semblables. Et d'abord, j'avais la figure sale.
La grande femme noire, maigre aussi, parlait trop fort :
« Je vous ai dit que je devais voir Mlle Kew. Ma figure sale n'a rien à voir là-dedans. Allez chercher Mlle Kew. Allons, allez la chercher.
— Je vous défends de me parler comme ça.
— Je n'ai aucune envie de vous parler comme ça ni autrement. Laissez-moi entrer. »
Du coup je regrette Janie. Janie l'aurait écartée. Mais il fallait régler ça tout seul. Et ce n'était pas très brillant. Elle venait de me fermer la porte au nez.
Si bien que je me mis à donner des coups de pied dans la porte. Pour ça, rien ne vaut les chaussures. Au bout d'un moment, elle ouvrit, si brusquement que je faillis m'étaler de tout mon long. Elle portait un balai et elle criait :
« Fiche-moi le camp d'ici, espèce de crapule, ou j'appelle la police. »
Elle me poussa, et je tombai.
Je me relevai et courus derrière elle. Elle recula, me porta un coup de balai. Mais j'étais déjà à l'intérieur de la place. Cette femme faisait de petits bruits et marchait sur moi. Je lui arrachai le balai et à ce moment quelqu'un dit : « Miriam » avec la voix coassante d'une oie.
Je me calmai et la femme devint hystérique :
« Oh ! mademoiselle Alice, faites attention, il nous tuera tous. Appelez la police. Appelez-la... »
Nouveau son de trompe : « Miriam ! » et Miriam se figea sur place.
Au sommet de l'escalier apparut une femme au visage couleur de prune, de la dentelle sur sa robe. C'était peut-être parce qu'elle pinçait les lèvres de cette façon qu'elle portait plus que son âge. Je devinais qu'elle devait avoir trente-trois ans. Trente-trois. Les yeux mesquins et le nez petit avec ça.
« Vous êtes mademoiselle Kew ? lui demandai-je.
— En personne. Que signifie cette invasion ?
— Je veux parler à Mlle Kew.
— On ne dit pas : « Je veux. » Tenez-vous droit et parlez.
— Je vais appeler la police », dit la femme de chambre. Mlle Kew se tourna vers elle.
« Rien ne presse de ce côté, Miriam... Maintenant, vous, dégoûtant petit garçon, que désirez-vous au juste ?
— Je voudrais parler à vous, seule.
— Ne le laissez pas, mademoiselle Alice.
— Taisez-vous, Miriam, taisez-vous. Petit garçon, je vous ai déjà demandé de ne pas dire « je veux », ou « je voudrais ». Et ce que vous avez à m'apprendre, vous pouvez me l'apprendre devant Miriam.
— Des clous !... Tousseul m'a défendu de le faire.
— Mademoiselle Alice, vous n'allez pas...
— Mais taisez-vous, Miriam. Jeune homme, allez-vous parler ?... » Brusquement, ses yeux s'élargirent. « Qui avez-vous dit ?...
— Tousseul m'a dit...
— Tousseul », et elle se regardait les ongles. Puis : « Miriam, ce sera tout ! » Et à sa façon de dire ça, on n'aurait pas dit qu'il s'agissait de la même personne.
La femme de chambre allait répondre quelque chose mais Mlle Kew leva un doigt qui aurait tout aussi bien pu être terminé par un guidon d'arme à feu. Et la domestique fit une retraite précipitée.
« Hé ! criai-je, votre balai. » J'allais le lui jeter mais Mlle Kew me l'ôta des mains.
« Là ! » dit-elle et j'entrai devant elle dans une chambre grande comme le trou d'eau qui nous servait de piscine. Des livres partout, du cuir sur les tables avec des fleurs d'or gravées dans les coins.
Elle m'indiqua une chaise.
« Asseyez-vous. Non ! attendez un instant ! » Elle alla jusqu'à la cheminée, prit un journal dans une boîte, l'étala sur le siège. « Maintenant, asseyez-vous. »
Je m'assis au milieu du papier. Elle s'installa sur une autre chaise, mais sans journal.
« Qu'est-ce qu'il y a ? Où est Tousseul ?
— Il est mort », dis-je.
Elle s'arrêta de respirer, devint blanche, me regarda jusqu'à ce que ses yeux fussent remplis de larmes.
« Vous êtes malade ? lui demandai-je. Allez-y, vomissez ! Ça vous fera du bien.
— Tousseul est mort ! Mort ?
— Oui, il est mort. C'était la crue, la semaine dernière. Quand il est sorti, le soir, il y a eu du vent. Un grand arbre qui avait été porté par l'eau lui a tombé dessus.
— Lui est tombée... Non, ce n'est pas vrai. Ça ne peut pas être vrai.
— C'est tout ce qu'il y a de vrai. Ce matin, nous l'avons emporté. On ne pouvait pas le garder avec nous. Il commençait à pu...
— Arrêtez... » Elle se couvrit le visage de ses deux mains ouvertes devant elle.
« Qu'est-ce que vous avez ?
— J'irai mieux dans un instant. » Elle se leva, et alla se placer devant la cheminée, me tournant le dos. J'en profitai pour ôter une de mes chaussures. Puis elle se mit à parler de là où elle se tenait :
« Et tu es le petit garçon de Tousseul ?
— Ouais ! Il m'a dit comme ça de venir chez vous.
— Mon pauvre enfant ! »
Elle se retourna, accourut vers moi. Une seconde j'eus l'impression qu'elle allait me prendre dans ses bras ou quelque chose de ce genre. Mais elle tourna court et se contenta de plisser le nez.
« Qu... quel est ton nom ?
— Gerry, lui dis-je.
— Eh bien, Gerry, puisque Gerry il y a, qu'est-ce que tu penserais de vivre dans une grande belle maison et d'avoir de jolis vêtements neufs et le reste ?
— C'est bien ça qu'il m'a dit, répondis-je, Tousseul m'a dit de venir vers vous. Il m'a dit que vous aviez plus de galette que vous en avez besoin et que vous lui devez bien ça.
— Lui devoir quoi ? » Cela paraissait la tracasser.
« Oui, lui expliquai-je, il disait comme ça qu'il vous avait rendu service, autrefois, et que vous aviez dit que vous le lui rendriez si jamais vous en aviez l'occasion. Et l'occasion, c'est maintenant.
— Qu'est-ce qu'il vous a raconté à ce propos ? » Elle avait repris son ton de corne d'auto.
« Pas une foutue chose.
— S'il vous plaît, ne parlez pas comme ça. » Puis elle rouvrit les yeux et acquiesça :
« J'ai promis et je tiendrai. A partir de maintenant, tu peux habiter ici... Si tu veux ?
— J'ai rien à dire. C'est Tousseul qui m'a dit.
— Et tu seras heureux ici. J'y veillerai.
— Très bien... Alors, je vais chercher les autres, oui ?
— Les autres ?... Des enfants sans doute ?
— Oui, c'est pas pour moi, c'est pour tous, pour toute la bande.
— Ne dis pas : c'est pas pour moi. Ce n'est... Maintenant explique un peu : ces autres enfants ?
— Ben, y a Bonnie et Beanie. Elles ont huit ans. Y a Bébé. Bébé a trois ans. »
* * *
... J'avais hurlé. Maintenant Stern me tenait la tête. « Bravo, nous y voilà ! Tu n'as pas encore trouvé ce que c'était. Mais tu as trouvé la direction.
— De l'eau ! De l'eau ! »
Il prit de l'eau dans une thermos. Elle était si froide qu'elle faisait mal à la gorge. Je restai étendu et j'essayai de me reposer. Comme si j'avais grimpé au sommet d'une falaise. Oh ! je ne pourrais pas recommencer.
« Tu veux qu'on s'arrête là pour aujourd'hui ?
— Et vous, qu'en pensez-vous ?
— Moi, je continue aussi longtemps que tu veux.
— Moi, je veux bien continuer mais je voudrais tourner autour du pot pendant un bout de temps.
— Si tu veux encore une de ces comparaisons fallacieuses, dit Stern, la psychanalyse c'est comme une carte routière. On trouve toujours plusieurs itinéraires pour aller d'un point à un autre.
— Je prendrai le chemin le plus long, lui dis-je; la route intercontinentale, pas la piste qui grimpe le long de la montagne. Où est-ce que je tourne ? »
Il eut un petit rire.
« Tu passes les gravillons.
— Oui, j'ai été par là. Il y a le pont emporté par les eaux.
— Tu pars de l'autre côté de ce pont, justement.
— Tiens, j'avais jamais pensé à ça. Je croyais qu'il fallait reprendre la route entière ?
— Peut-être pas... Peut-être que si. Mais le pont sera facile à traverser une fois que tu auras fait tout le reste. Peut-être qu'il n'y a rien qui en vaille la peine sur le pont ? Peut-être que si ! Mais de toute façon il faut attendre pour y aller d'avoir passé partout ailleurs.
— Allons-y. »
Pourquoi ? Comment ? J'avais repris toute mon ardeur. « Une suggestion, si tu veux bien me permettre ?
— Comment donc.
— Parle, ne cherche pas à entrer trop profondément dans ce que tu dis. La période de tes huit ans, tu l'as réellement revécue. La seconde époque, celle de ton existence avec les enfants, tu t'es contenté de la raconter. La troisième, quand tu avais douze ans et que tu es allé en visite, tu l'as sentie, aussi. Vas-y, parle.
— Bon... Où est-ce que j'en suis ?
— Dans la bibliothèque, tu sais bien, tu l'as mise au courant. Au sujet des enfants. »
* *
... « Je lui disais... Elle me disait... Et puis quelque chose s'est produit et j'ai crié. Elle m'a réconforté et j'ai juré.
« Mais n'y pensons plus. Je poursuis...
« Dans la bibliothèque... Le cuir, la table... Et savoir si je parviendrais à faire exécuter par Mlle Kew les volontés de Tousseul... Voici ce que Tousseul avait dit : « Y a une femme qui vit au sommet de la montagne, dans le quartier de Grande Colline, du nom de Kew. Il faudra qu'elle prenne soin de vous. Il faudra réussir à obtenir ça d'elle. Faites tout ce qu'elle vous dira. Mais restez unis. Ne laissez aucun d'entre vous abandonner les autres. Jamais. Vous m'entendez ? En dehors de ça, rendez Mlle Kew heureuse et elle vous rendra heureux. Et maintenant, faites comme je vous dis. » Voilà ce que Tousseul avait dit. Et, entre les mots, courait un lien d'acier. Pas moyen de le rompre. Pas moi du moins.
« Où sont vos sœurs ? Et le bébé ? demandait Mlle Kew.
— Je vous les amènerai.
— C'est près d'ici ?
— Pas trop loin. »
Comme elle n'avait rien contre, je me suis levé. « Je serai bientôt revenu.
— Attends. Je n'ai pas eu le temps de réfléchir... Je veux dire... Il faut que je pense à tout préparer.
— Vous n'avez pas besoin de penser, lui dis-je, ni de rien préparer. A bientôt. »
De la porte, je l'entendis qui disait de plus en plus fort à mesure que je m'éloignais :
« Jeune homme, si tu veux vivre dans cette maison, il va te falloir apprendre à être un peu mieux élevé. »
Et d'autres choses de la même farine.
« Okay ! Okay ! » lui ai-je répondu.
Le soleil était chaud, le ciel bleu. Bientôt, je suis arrivé à la maison de Tousseul. Le feu s'était éteint. Bébé sentait mauvais. Janie avait renversé son chevalet. Elle était assise par terre, près de la porte, la tête dans les mains. Bonnie et Beanie étaient sur un tabouret, embrassées si étroitement qu'on aurait cru qu'elles éprouvaient le besoin de se réchauffer. Ce qui n'était pas le cas, il ne faisait pas froid.
Je frappai sur l'épaule de Janie et elle leva la tête. Elle avait les yeux gris. Ou peut-être qu'ils étaient d'une sorte de vert. Et quel étrange regard pour l'instant ! Quelque chose comme l'aspect d'un verre d'eau avec du lait resté au fond.
« Qu'est-ce qui se passe ?
— Qu'est-ce qui se passe pour qui ?
— Pour toi et les autres ?
— On en a simplement assez.
— Très bien. Mais il faut exécuter la volonté de Tousseul.
— Non ! »
Je regardai les jumelles. Elles me tournèrent le dos : « Elles ont faim, expliqua Janie.
— Et alors ? Donne-leur quelque chose. »
Elle se contenta de hausser les épaules. Je m'assis. Pourquoi Tousseul avait-il éprouvé le besoin de se faire réduire en bouillie ?
« Plus moyen de mixoller, dit Janie, pour résumer la situation.
— Ecoute, lui dis-je, c'est à moi de remplacer Tousseul maintenant. »
Janie se mit à ruminer là-dessus. Bébé se mit à remuer les jambes.
« Tu ne saurais pas, dit Janie, pour traduire.
— Je saurai pour le ravitaillement et la térébenthine, dis-je.
Et je trouverai la mousse pour placer entre les rondins, et le reste aussi. »
Bien sûr ! Mais appeler Bonnie et Beanie d'une distance de plusieurs kilomètres et leur faire ouvrir les cadenas, non, je ne savais pas. Je ne savais pas d'un seul mot obliger Janie à aller chercher l'eau et à souffler le feu et à arranger la batterie d'auto. Je ne savais pas nous faire mixoller.
Tous, nous restions là, anéantis. Puis, soudain, un bruit de berceau. Je regarde. Janie, elle aussi, regarde.
« Très bien, dit-elle, partons.
— Qui a dit de partir ?
— C'est Bébé !
— Et qui est-ce qui commande, maintenant ? lui demandai-je, furieux. C'est moi ou c'est Bébé ?
— Bébé », dit Janie.
Je bondis avec l'intention de lui balancer un bon direct à travers les dents, puis je m'arrêtai. Si Bébé prenait les choses en main, nous ferions ce que Tousseul avait voulu. Mais si je me mettais à tirer à hue et à dia, rien ne réussirait. Si bien que je gardai pour moi ce que j'aurais eu à dire. Janie se leva et sortit. Les jumelles la regardèrent faire. Puis Bonnie disparut. Puis Beanie ramassa les vêtements de Bonnie et sortit. Je saisis Bébé à bras-le-corps et le plaçai sur mes épaules.
Dehors, ça allait déjà mieux. Il se faisait tard et la chaleur était grande. Les jumelles passaient et repassaient, disparaissaient derrière les arbres, pareilles à des écureuils volants. Janie et moi avancions comme si nous allions nager. Bébé se mit à taper du pied. Janie leva la tête et lui donna à manger. Alors il se tint tranquille.
Arrivés en ville, je voulais faire marcher tout le monde en ordre rapproché. J'avais peur de le dire, mais Bébé avait dû le faire, déjà. Les jumelles étaient revenues auprès de nous. Janie leur avait donné leur robe. Elles se tenaient devant, dociles, pleines de bonne volonté. Je ne sais pas comment Bébé faisait. Elles devaient détester voyager de cette façon.
Nous ne devions pas avoir d'ennuis. A part un bonhomme au coin de la rue, près de chez Mlle Kew. Il s'arrêta et resta bouche bée. Janie lui jeta un seul coup d'œil. Le chapeau lui est descendu sur les yeux, puis sur la figure et il a dû se tordre le cou pour réussir à l'ôter.
Incroyable : quelqu'un avait nettoyé la porte blanche que j'avais salie. D'une main je tenais Bébé par le bras, de l'autre je lui tenais la cheville, aussi je me mis à cogner du pied et, je ressalis la porte.
J'avais prévenu Janie :
« Il y a une femme ici, qui s'appelle Miriam. Si elle te dit quelque chose, tu lui dis d'aller se faire voir... »
La porte s'ouvre : Miriam. Elle nous voit et fait un bond en arrière. Nous marchons sur ses talons. Miriam, brusquement, cesse d'avoir le souffle coupé, elle hurle :
« Mam'zelle ! Mam'zelle ! »
<< Allez donc vous faire f... ! » lui lance Janie à brûle-pourpoint. Et je me sens tout chose : c'est la première fois que Janie ait jamais fait ce que je lui demandais.
Mlle Kew descend les marches de l'escalier. Elle a changé de robe. Mais celle-ci est tout à fait aussi tarte, avec autant de dentelle dessus. Mlle Kew ouvre la bouche. Mais rien ne vient; si bien qu'elle la garde ouverte en attendant. Elle finit par dire :
« Doux Seigneur, protégez-nous ! »
Les jumelles, l'une à côté de l'autre, prennent l'air bête. Miriam se glisse le long du mur, fuit vers la porte et dit :
« Mam'zelle Kew, si c'est les enfants que vous avez dit qu'ils vont vivre ici, je m'en vais.
— Va donc te faire voir ! » lui crie Janie.
C'est le moment que choisit Bonnie pour s'accroupir sur le tapis persan. Miriam pousse un cri rauque, lui saute dessus, agrippe Bonnie par le bras et veut la relever. Mais Bonnie se dissipe dans l'air et Miriam reste le visage stupide, un vêtement d'enfant, vide, dans les doigts. Beanie éclate de rire. Elle a la bouche fendue à s'en séparer la tête en deux. Et elle se met à saluer de la main. Que salue-t-elle ainsi ? Et voilà Bonnie, nue comme un ver, qui est debout sur la rampe d'escalier, là-haut.
Mlle Kew se retourne, la voit, et s'affaisse sur les marches. Miriam tombe elle aussi, mitraillée. Beanie ramasse la robe de Bonnie et la porte au haut de l'escalier. Bonnie et Beanie reviennent la main dans la main jusqu'à l'endroit où je me trouve...
« Qu'est-ce qu'elle a ? me demande Janie.
— Oh ! elle s'évanouit comme ça de temps en temps.
— Si on retournait à la maison ?
— Non ! »
Sur ce, Mlle Kew s'accroche à la rampe et parvient à se relever. Elle reste les yeux clos, puis, elle se raidit, paraît grandie de cinq ou six centimètres, puis vient vers nous.
De nouveau son bruit de klaxon :
« Gérard. »
Je croyais qu'elle allait me dire tout autre chose. Mais elle fait un effort, montre du doigt.
« Pour l'amour du Ciel, qu'est-ce que c'est que ça ? » me demande-t-elle.
Je ne comprends pas tout d'abord, je me retourne pour voir.
« Quoi donc ?
— Mais ça, voyons, ça !
— Ah !... Mais c'est Bébé ! »
Je l'ôte de mon cou et je le lui montre. Elle fait une sorte de bêlement, puis saute en l'air et me le prend des mains. Elle le tient, refait un bruit de chèvre, l'appelle « pauvre petite chose », court le poser sur le grand coffre, sous la fenêtre en vitraux de couleurs. Elle se penche sur lui. Elle se fourre le poing dans la bouche, et soupire encore et se retourne vers moi.
« Il y a combien de temps qu'il est comme ça ? » me demande-t-elle.
Je regarde Janie, Janie me regarde. « Il a toujours été comme ça. »
Mlle Kew a une sorte de toux. Puis elle court près de Miriam qui gît toujours à plat sur le sol. Elle lui gifle deux ou trois fois le visage. Cela réveille Miriam qui finit par se lever.
« Allons, remettez-vous, lui dit Mlle Kew. Allez me chercher une cuvette, de l'eau chaude, du savon, des serviettes. Allons. Dépêchez-vous. »
Miriam sort en hâte en se retenant au mur. Mlle Kew revient près de Bébé. Elle se penche sur lui. Elle fait des bruits avec ses lèvres.
J'interviens :
« Pas de bêtises, avec lui. Ce n'est pas la peine... Il n'a besoin de rien... Nous avons faim. »
Elle me regarde comme si je lui avais donné un coup de poing. « Ne m'adressez pas la parole, s'il vous plaît.
— Vous comprenez, lui dis-je. Tout cela ne me plaît pas, ne nous plaît pas. Moins qu'à vous, certainement. Si Tousseul ne nous l'avait pas commandé, on ne serait pas venus, jamais. Là où on était, on était bien. »
Mlle Kew nous regarde l'un après l'autre. Puis elle prend ce stupide petit bout de mouchoir et se l'approche de la bouche.
« Tu la vois ? Tout le temps en train d'être malade, dis-je à Janie.
— Ho ! ho ! » dit Bonnie.
Mlle Kew regarde longuement Bonnie. « Gérard, me dit-elle, si j'ai bien compris, ces enfants sont tes sœurs ?
— Alors ? »
Elle me toise comme si je disais vraiment des sottises. « Voyons, Gérard : nous n'avons pas de petites filles de couleur pour sœurs, voyons. » Et Janie, du tac au tac : « Nous, si. »
Mlle Kew arpente la pièce. Elle parle toute seule.
« Décidément, il y a beaucoup à faire. »
Miriam fait sa rentrée chargée de tout ce qu'il faut pour nous laver. Mlle Kew plonge les mains dans la cuvette, ramasse Bébé, le trempe dans l'eau. Bébé se met à ruer.
Je crie :
« Minute ! minute, Qu'est-ce que vous croyez que vous êtes en train de faire ? » Janie me dit :
« Tais-toi, Gerry, il dit que ça va.
— Bon... eh bien, elle va le noyer.
— Mais non ! Tais-toi seulement. »
Mlle Kew savonne, brosse, récure, frotte, refrotte, enveloppe Bébé dans une grande serviette éponge. Après quoi, on n'aurait pas reconnu Bébé. Mlle Kew paraît s'être reprise. Elle respire avec force. Elle a les lèvres plus serrées encore que d'habitude. Enfin elle tend Bébé à Miriam.
« Prenez ce pauvre être, lui dit-elle, et mettez-le... »
Mais Miriam recule.
« Je regrette, mademoiselle, je regrette, mais je m'en vais, et ça m'est égal. » Encore le klaxon :
« Vous ne pouvez pas m'abandonner dans cette situation, Miriam. Ces enfants ont besoin de secours. Vous ne le voyez pas ? » Miriam regarde, regarde, elle tremble.
« On n'est pas en sécurité, mademoiselle Kew. Ils ne sont pas que sales, ils sont dingues aussi.
— Ce n'est pas leur faute. Ils sont les victimes de la misère. Vous et moi serions comme eux si personne ne s'était occupé de nous, Miriam... Et toi, Gérard, ne dis pas dingues !
— De quoi ?
— Ne dis pas... Seigneur ! Tant de choses à apprendre, à montrer ! à changer ! Ecoute, Gérard, si toi et tes... ces autres enfants, vous devez habiter ici, il faut changer. Vous ne pouvez pas vivre sous un toit et continuer à vous conduire comme vous vous êtes conduits jusqu'ici. Tu comprends ?
— Sûr ! Tousseul m'a dit de faire ce que vous diriez et de vous faire plaisir.
— Tu es prêt à faire tout ce que je te dirai ?
— C'est ce que je dis, non ?
— Gérard, voyons ! Il faudra que tu apprennes à ne pas me parler sur ce ton. Maintenant, jeune homme, si je vous disais de faire ce que Miriam vous dira de faire, vous obéiriez ?
— Janie, qu'est-ce qu'on fait ?
— Je demande à Bébé. »
Janie regarde Bébé. Bébé agite les mains, gazouille un peu. Janie me dit : « Oui, ça va.
— Je t'ai posé une question, Gérard ?
— Minute, non ! Faut que je pense... Ah ! oui, pour Miriam, si c'est ça que vous voulez savoir, d'accord, on lui obéit aussi.
— Vous avez entendu, Miriam ? »
Miriam nous regarde, regarde Mlle Kew, hoche la tête, étend les mains vers les jumelles.
Bonnie et Beanie volent vers elle. Chacune lui prend une main. Sans doute qu'elles méditaient je ne sais quelle crasse à lui faire.
Mais ça ne se voit pas. Deux vrais amours. Miriam a presque une expression humaine pendant un instant.
« Très bien, mademoiselle Alice, dit-elle, très bien. »
Mlle Kew donne Bébé à Miriam qui monte l'escalier. Nous marchons derrière.
C'est à ce moment qu'elles se mirent à l'ouvrage sur nous, et, trois années durant, elles ne devaient pas s'arrêter.
* * *
« L'enfer, dis-je à Stern, ç'a été l'enfer.
— Elles savaient ce qu'elles faisaient.
— D'accord. Mais nous aussi. Nous ferions exactement comme Tousseul nous avait dit. Personne ou rien sur la terre ne nous en empêcherait. Nous étions liés. Nous devions obéir à Mlle Kew dans tout ce qu'elle ordonnait. Nous y serions obligés. Mais jamais ni Mlle Kew ni Miriam ne devaient comprendre cela. Sans doute qu'elles se sentaient forcées de nous faire faire tout le chemin à la force du poignet. Pourtant, il suffisait de nous expliquer ce qu'elles désiraient, et nous aurions exécuté. Comme, par exemple, de ne pas monter dans le lit de Janie. ' Ça, Mlle Kew ne le digérait pas. Pour un peu, on aurait cru que j'avais volé les diamants de la Couronne, à voir l'effet que ça lui faisait.
« Mais quand il s'agit de « vous conduire comme de vrais petits enfants bien élevés », d'« être un vrai petit gentleman », allez comprendre ce que ça signifie ! Et deux sur trois des ordres qu'on nous donnait étaient de ce genre.
« Oh ! disait Mlle Kew, votre langage ! »
« Très longtemps, je ne devais pas comprendre ce qu'elle entendait par là. Pour finir, j'ai demandé ce que diable cela signifiait. Et j'ai su. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Certainement, a répondu Stern; est-ce qu'à la longue les choses ne se sont pas arrangées ?
— Deux fois, seulement, nous avons été vraiment ennuyés. La première fois, à propos des jumelles; la deuxième, à cause de Bébé. Ça, ça a été le plus grave.
— Qu'est-ce qui est arrivé ?
— Pour les jumelles ? Eh bien, nous étions chez Mlle Kew depuis quinze jours, environ, quand nous nous sommes aperçus qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Nous n'arrivions presque plus à voir Bonnie et Beanie. Tout se passait comme s'il y avait eu non pas une seule, mais deux maisons : l'une pour Mlle Kew, Janie et moi; l'autre pour Miriam et les jumelles. Je pense que nous n'aurions pas mis si longtemps à nous en apercevoir si nous avions été moins dépaysés : vêtements neufs, sommeil la nuit seulement, nourriture fine, etc. Mais voilà comment cela s'est passé : nous étions tous en train de jouer dans la cour. A l'heure du déjeuner, Miriam emmène les jumelles, et nous, nous mangeons de l'autre côté. Et Janie demande : « Pourquoi est-ce que nous ne mangeons pas avec les jumelles ?
— « Voyons, puisque Miriam s'occupe d'elles », répond Mlle Kew.
« Janie la regarde comme elle sait regarder : »
— « Je sais bien, dit-elle. Mais qu'on les laisse manger ici, et je m'occuperai d'elles. »
« Mlle Kew serre les lèvres. »
— Mais Janie, ce sont des petites filles de couleur. « Et maintenant, mange ce qu'il y a dans ton assiette. »
« Mais cela n'expliquait rien du tout. Du moins ni pour Janie ni pour moi : »
— Je veux qu'elles mangent avec nous, dis-je à mon tour, « puisque Tousseul nous a dit qu'il fallait que nous restions ensemble. »
— Mais vous êtes ensemble, dit Mlle Kew. Est-ce que nous ne vivons pas tous dans la même maison ? Nous mangeons tous la même nourriture, non ?... Allons, assez parlé comme ça ! »
« Je regarde Janie.
« Janie me regarde.
« Elle dit : »
— Et pourquoi pas la même nourriture et la même vie, tous ensemble, ici ? »
« Mlle Kew prend l'air dur, pose sa fourchette et dit : »
— « Je vous ai déjà expliqué. Assez discuté. »
« Non ! rien à faire. Cela ne pouvait pas se passer ainsi. Donc, je balance ma tête en arrière et j'appelle : « Bonnie ! Beanie ! » et vlan ! les voilà.
« Et la foudre s'abat.
« Mlle Kew veut les faire sortir. Elles refusent et Miriam accourt, chargée de leurs vêtements. Mlle Kew les semonce. Puis elle me semonce, moi. C'en est trop. Peut-être que nous avons eu une rude semaine; elle aussi. Et Mlle Kew nous ordonne de partir.
« Je sors. Je prends Bébé. Janie et les jumelles me suivent. Mlle Kew attend jusqu'à ce que nous ayons passé la porte. Puis elle nous court après. Elle se place devant moi, une fois qu'elle nous a rattrapés. Elle me fait arrêter. Les autres m'imitent. »
— « Est-ce ainsi que vous suivez les ordres de Tousseul ? » me demande Mlle Kew.
« Et je lui réponds : »
— « Mais oui, mademoiselle Kew. »
« Elle m'explique comment elle avait compris que Tousseul entendait que nous restions chez elle. Et je lui réponds : »
— « Ouais, il voulait aussi et surtout que nous restions tous ensemble. »
— « Revenez, elle me dit. Nous allons discuter de tout ça ensemble. » Janie demande à Bébé ce qu'il en pense et Bébé dit : « D'accord ! » Alors nous regagnons la maison... Désormais, il y eut un compromis. Nous ne devions plus manger dans la salle à manger. Il y avait une véranda à panneaux de verre, qui communiquait par une porte avec la salle à manger. Par une autre porte avec la cuisine. Et tous, nous mangions là. Mlle Kew mangeait seule dans la salle à manger.
« A cause de toute cette histoire idiote, quelque chose de curieux devait se produire.
— Quoi ? demanda Stern.
— Miriam ! Elle parlait et elle restait comme elle avait toujours été. Mais elle se mettait à nous donner des biscuits entre les repas. Vous savez, il m'a fallu des années pour comprendre de quoi il était question au juste. C'est sérieux. Si je comprends bien, il y a deux camps en présence : les uns qui veulent séparer les races, les autres qui luttent pour les rassembler. Moi, je ne comprends pas pourquoi les uns et les autres se font du souci. Pourquoi est-ce qu'ils n'oublient pas entièrement ce problème ?
— Impossible, dit Stern. Tu ne comprends pas, Gerry, qu'il est nécessaire que les gens se croient supérieurs en quelque chose. Toi et Tousseul et les gosses, vous étiez ensemble, n'est-ce pas ? Est-ce que vous ne vous sentiez pas un peu supérieurs au reste du monde ? Non ?
— Supérieurs ? Comment est-ce que nous aurions pu l'être ?
— Différents, alors ?
— Oui, je pense... Mais nous n'y pensions pas. Différents, oui ! Mais pas supérieurs.
— C'est un cas unique, affirme Stern, unique... Continue ! Raconte-nous l'autre ennui. A propos de Bébé.
— Bébé, oui ! Eh bien, ça s'est passé quelques mois après notre déménagement chez Mlle Kew. Tout commençait à tourner rond. Nous savions déjà dire : « Oui, m'dame ! merci, m'dame » et ainsi de suite. Et elle nous préparait pour entrer à l'école. Cinq jours par semaine, matin et après-midi, aux mêmes heures, Janie avait cessé de s'occuper de Bébé. Quant aux jumelles, elles allaient là où elles avaient besoin d'aller, elles s'y rendaient sur leurs pieds. Comme tout le monde. C'était drôle même. Il leur était arrivé de surgir comme elles savaient le faire devant Mlle Kew, et Mlle Kew n'en avait pas cru ses yeux. Elle se faisait trop de mauvais sang pour comprendre. Donc, elles avaient cessé de disparaître et de réapparaître Dieu sait où, Dieu sait comme. Et mademoiselle s'en était réjouie. Il y avait un tas de choses comme ça, qui la réjouissaient. Depuis des années, elle ne voyait plus personne. Elle avait même fait placer les compteurs au-dehors de la propriété, pour que personne ne soit plus forcé d'entrer. Mais avec nous sur place, elle s'était un peu ranimée. Maintenant, elle ne portait plus ces robes de vieille dame. Elle commençait à avoir l'air à moitié humaine. Il lui arrivait même de manger avec nous.
« Un beau matin donc, je me réveille mal à mon aise. Je me sentais drôle. Comme si quelqu'un avait profité de mon sommeil pour me voler quelque chose. Me voler quoi ? Je passe par la fenêtre, je rampe par la gouttière jusque chez Janie. (C'était défendu.) Elle est au lit et je la réveille. Je me rappelle ses yeux : une petite fente. Les voiles du sommeil. Puis grands ouverts. Je n'ai pas eu besoin de lui dire quoi que ce soit. Elle a compris. Elle savait et je savais ce qu'elle savait : »
— « Bébé est parti. »
« Qu'est-ce que ça pouvait nous faire de réveiller quelqu'un en marchant dans la maison ? Nous traversons donc le hall après avoir descendu l'escalier. Nous entrons dans la petite pièce où Bébé dormait. Incroyable. Le berceau, la commode blanche, les hochets, tout avait disparu. Il n'y avait plus dans la pièce qu'une table à écrire. Je veux dire que c'était comme si Bébé n'avait jamais été là.
« Nous n'avons rien dit. Mais nous avons fait irruption chez Mlle Kew. Je n'y étais jamais entré. Et Janie une ou deux fois seulement. Mais permis, pas permis, il s'agissait d'autre chose. Mlle Kew était couchée, les cheveux tressés. Elle avait les yeux ouverts avant que nous ayons eu le temps d'arriver près du lit. Elle se releva, s'assit, fronça le sourcil. »
— Qu'est-ce que ça signifie ? demanda-t-elle.
— « Où est Bébé ? hurlai-je. »
— « Gérard, me dit-elle, il n'est absolument pas nécessaire de crier. »
« Janie, elle, ne criait pas, mais elle se contenta de dire : « – Vous feriez mieux de nous mettre au courant, mademoiselle Kew... » Et vous auriez frémi rien que de l'entendre.
« Si bien que soudain Mlle Kew change de visage, nous tend la main : »
— « Je regrette, les enfants, je regrette, vraiment je regrette. Mais j'ai fait pour le mieux. J'ai envoyé Bébé vivre avec des enfants comme lui. Jamais vous n'auriez réussi à le rendre vraiment heureux, ici. Vous le savez bien. »
— « Il ne nous a jamais dit qu'il était malheureux », dit Janie.
« Mlle Kew eut un petit rire creux : »
— « Comme s'il pouvait parler, le pauvre trésor ! »
« Je n'avais pas envie de discuter : »
— « Vous feriez mieux de le ramener ici. Vous ne savez pas avec quoi vous jouez. Je vous ai dit qu'il ne fallait pas, qu'il ne fallait jamais, dans aucun cas, nous séparer. »
« Elle commençait à se fâcher, mais elle se contenait. »
« Elle reprit : »
— Je vais essayer de vous expliquer, mes chéris. Toi et Janie et même les jumelles, vous êtes des enfants normaux, en bonne santé. Vous grandissez normalement, et vous deviendrez un beau monsieur et de belles dames. Mais le pauvre Bébé, c'est différent; il ne grandira plus beaucoup. Jamais il ne pourra marcher, courir, jouer comme les autres enfants.
— « Aucune importance, dit Janie; vous n'aviez pas le droit de le renvoyer. »
— « Parfaitement, vous feriez mieux de le ramener. Et vite. » « Du coup, elle a tourné au vinaigre : »
— « Parmi les nombreuses choses que je vous ai enseignées, je suis sûre que je vous ai appris à ne pas donner d'ordres, jamais, aux grandes personnes. Aussi, vous allez me faire le plaisir de monter vous habiller pour le petit déjeuner. Nous ne reparlerons plus de cette affaire. »
« Avec toute la politesse possible, je la mis en garde. »
— « Mademoiselle Kew, vous allez vous mordre les doigts de ne pas l'avoir fait revenir immédiatement. Mais, de toute façon, vous le ramènerez bientôt. Ou alors... »
« Cela eut pour effet de la faire se lever et elle nous flanqua à la porte de sa chambre à coucher. »
* *
...Je m'étais tu. Et Stern m'avait demandé : « Qu'est-ce qui s'est passé après ? – Ben, elle l'a fait revenir. » Et j'éclatai de rire.
« Je suppose que c'est assez drôle, quand on y pense. »
* * *
Trois mois elle avait régné sur toute la maisonnée et nous avions obéi comme un seul homme.
Et puis, tout d'un coup, c'est nous qui prenons la situation en main. Nous nous étions efforcés de devenir meilleurs, conformément à ses vues. Mais, cette fois, sacré nom ! elle avait dépassé les bornes. La séance commença à la seconde même où elle nous referma la porte dans le dos.
La potiche de porcelaine qui se trouvait par terre monta, monta, et se fracassa en fin de trajectoire à travers le miroir de la coiffeuse. Un tiroir de la commode s'ouvrit tout seul. Un gant en sortit et vint gifler le visage de Mlle Kew.
Elle recula, tomba sur le lit et une bonne partie du plafond s'écroula dessus. L'eau s'était mise à couler dans le cabinet de toilette. Elle débordait déjà quand tous les vêtements glissèrent des cintres vers le sol. Elle courut vers la porte. La porte ne voulut pas s'ouvrir. Quand elle réussit à décoller la porte du chambranle, l'ouverture se fit trop rapidement et Mlle Kew s'étala dans le corridor. Ce qui eut pour effet de faire claquer la porte et une nouvelle pluie de plâtre s'abattit. Nous rentrâmes dans la pièce et nous la regardâmes tout à loisir. Mlle Kew pleurait. Jusque-là, je n'avais pas imaginé qu'elle en fût capable :
« Vous allez faire revenir Bébé ? »
Elle se contenta de rester couchée là, à pleurer. C'était trop triste. Nous lui vînmes en aide, la fîmes asseoir sur une chaise. Elle se contentait de nous lancer un coup d'œil, puis de contempler le plafond crevé. Enfin, elle soupira :
« Mais qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Vous nous avez enlevé Bébé, et voilà ! »
Elle sauta sur ses pieds et répondit tout bas, mais clairement et avec beaucoup de fermeté :
« Quelque chose a cogné dans la maison... Un avion ? Peut-être une tornade ? Ou un tremblement de terre ? Nous reparlerons de Bébé après le petit déjeuner.
— Augmente la dose, Janie », dis-je alors.
Une trombe lui frappa le visage et la poitrine, lui colla la chemise de nuit au corps. Rien ne pouvait la bouleverser davantage. Ses tresses se dressèrent, restèrent droites en l'air, la tirèrent vers le haut. Elle ouvrit la bouche pour hurler : la houppette à poudre s'engouffra entre les dents. Elle la recracha aussitôt. Pour se mettre à crier :
« Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? »
Janie se contenta de la regarder, les mains derrière le dos.
« Nous ne faisons rien ! dit-elle.
— Nous n'avons encore rien fait, ajoutai-je. Vous allez ramener Bébé ! »
Elle se remit à hurler :
« Arrêtez ! Cessez de parler de cet idiot mongoloïde. Il n'est utile à personne. Pas même à lui-même. Comment pourrais-je jamais faire croire que c'est mon fils ?
— Des rats, dis-je à Janie, fais venir des rats. »
Il y eut un grattement sur le plancher. Mlle Kew se couvrit la face et s'affala dans un fauteuil :
« Pas de rats, dit-elle. Il n'y a pas de rats ici. »
Il y eut un couinement et elle s'effondra.
... « Est-ce que vous avez déjà vu quelqu'un s'effondrer, vraiment s'effondrer ?
— Oui ! dit Stern.
— J'étais à peu près aussi furieux que je suis capable de l'être. C'était trop pour moi. Quand elle aurait pu ne pas nous enlever Bébé ! II lui fallut plusieurs heures pour retrouver assez de forces pour téléphoner. Bébé était de retour avant le dîner. »
J'éclatai de rire.
« Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
— Ce qu'il y a de si drôle, c'est que jamais Mlle Kew n'a paru se rappeler ce qui lui était arrivé. Environ trois semaines plus tard, je l'entendais parler à Miriam, de cette histoire, précisément. Elle disait qu'il y avait eu un tassement de terrain, tout à coup. Et elle se félicitait d'avoir envoyé Bébé subir un examen médical. S'il avait eu quelque chose, le pauvre chéri ! Elle croyait réellement ce qu'elle disait, je pense.
— Sans doute. Rien n'est plus commun. Nous ne croyons jamais rien sans le vouloir.
— Et qu'est-ce que vous croyez de tout ce que je vous raconte ?
— Je vous ai répondu. Ce que je crois ou ne crois pas n’a aucune importance.
— Et vous ne m'avez pas demandé ce que j en croyais, moi ?
— Ce n'est pas nécessaire. Tu peux très bien te faire une opinion là-dessus tout seul.
— Est-ce que vous êtes un bon psychanalyste ?
— Oui ! je crois, dit-il; qui as-tu tué ? »
La question me surprit.
« Mlle Kew », répondis-je. Puis je me mis à sacrer et a jurer : « Je n'avais nullement l'intention de vous raconter ça.
— Ne te tracasse pas pour si peu, dit Stern; et pourquoi as-tu fait ça ?
— Je suis venu ici pour le savoir.
— Tu devais vraiment la détester. »
J'éclatai en sanglots. Quinze ans, j'avais quinze ans et voila que je pleurais.
* * *
... Il devait me laisser le temps de m'exprimer complètement. D'abord des bruits, des grognements, des cris qui me meurtrissaient la gorge. Et pour finir, des mots :
« ... Vous ne savez pas d'où je sors ? Mon premier souvenir est un coup de poing sur la bouche. Je le vois s'approcher de mon visage : c'était un poing plus gros que ma tête... Parce que je pleurais... Depuis, j'ai toujours eu peur de pleurer... Je pleurais parce que j'avais faim. Ou froid. Les deux peut-être. De grands dortoirs; et qui volait le plus en avait davantage. Si vous êtes méchants, on vous fera sortir le diable du corps, avec des coups. Et si vous êtes gentils, vous aurez droit à la plus grande des récompenses. La plus grande des récompenses, c est qu'on vous laissera tranquilles. Essayez un peu de vivre comme ça. Essayez de vivre de telle façon que la plus grande, la plus merveilleuse des récompenses de ce sacré monde, ce sera justement cela : qu'on vous fiche la paix !
« Puis un bout de temps avec Tousseul et les gosses. Quelque chose de merveilleux : je « faisais partie »... Cela ne m'était jamais arrivé auparavant. Deux ampoules jaunes et un feu ouvert, et cela éclairait l'univers. Tout ce qu'il y a et tout ce qu'il faut qu'il y ait jamais.
« Enfin, le grand changement : vêtements propres, plats cuisinés, la classe cinq heures par jour, Christophe Colomb et le roi Arthur, et le manuel d'éducation civique, édition de 1925, qui explique la fosse septique (notamment). Au-dessus de tout ça, un grand morceau carré de glace. On le regarde fondre et l'on sait que c'est à cause de vous que Mlle Kew... non ! elle a trop de sang-froid pour jamais en parler. Mais cela n'empêche pas les sentiments. Tousseul prenait soin de nous parce que cela faisait partie de son mode d'existence. Mlle Kew prenait soin de nous sans que cela fît en aucune façon partie de sa manière de vivre. C'était simplement quelque chose qu'elle voulait faire.
« Elle avait une étrange conception du bien et une idée non moins surprenante du mal. Mais elle y tenait, et cherchait à nous améliorer par ses idées. Quand elle ne comprenait pas, elle s'imaginait qu'elle n'avait pas réussi... Et il y avait un fameux tas de choses qu'elle ne comprenait pas. Ce qui réussissait, c'était à cause de nous. Ce qui allait de travers, c'était à cause de ses erreurs. Cette dernière année, c'était... bon, rien !
— Alors ?
— Alors, je l'ai tuée. Ecoutez... » Je sentais qu'il fallait me hâter de parler. J'avais le temps, certes ; mais il fallait me débarrasser de tout ça. « Je vais vous raconter tout ce que j'en sais. Le jour avant celui où je l'ai tuée, je m'étais réveillé alors qu'il faisait grand jour dans des draps qui craquaient de fraîcheur. Le soleil traversait les rideaux blancs. Il y avait aussi l'armoire remplie de vêtements, à moi... Vous comprenez, à moi. Jamais, auparavant, je n'avais jamais rien eu à moi. Et Miriam s'affairait à préparer le petit déjeuner et les jumelles riaient. Elles riaient avec elle, vous comprenez, et non l'une avec l'autre, comme auparavant.
« Dans la pièce voisine, Janie saute et chante. Je sais qu'elle aura le visage brillant. Je me lève. Il y a de l'eau chaude, vraiment chaude, le dentifrice me mord la langue. Le complet me va. Je descends et ils sont tous là. Et je suis heureux de les retrouver et ils sont heureux de me revoir. Mlle Kew descend et nous lui disons bonjour.
« Et la matinée passe. Nous avons classe. Il y a récréation. Dans le grand salon, les jumelles, le bout de la langue entre les dents, dessinent l'alphabet au lieu de l'écrire. Janie peint un vrai tableau; une vraie vache, des arbres et une palissade jaune qui fuit au loin. Moi-même, je suis perdu dans une équation du second degré. Mlle Kew se penche sur moi et m aide. Et je sens le parfum du sachet qu'elle accroche parmi ses robes. Je lève la tête pour mieux sentir. On entend les casseroles et marmites remuées sur le fourneau de la cuisine.
« Et l'après-midi passe. Encore l'étude et la récréation dans le jardin. Les jumelles se donnent la chasse. Elles courent comme tout le monde, pour se rattraper l'une l'autre. Et Janie mouchette ses feuillages pour qu'ils soient conformes à ce que Mlle Kew affirme qu'ils doivent être. Et Bébé est dans son parc. Il ne bouge pas beaucoup. Il se contente de regarder et de baver un peu. Et il se laisse gaver de nourriture. Et il se laisse laver, frotter, brosser, de façon à être plus brillant qu’une feuille de fer-blanc neuve.
« On dîne. C'est le soir. Et Mlle Kew nous ht quelque chose. Elle change de voix pour chaque personnage de l'histoire. Elle lit vite et chuchote quand il y a quelque chose qui 1 embarrasse, mais jamais elle ne saute rien. « Il fallait partir. Il fallait la tuer. C'est tout.
— Tu ne m'as pas dit pourquoi, dit Stern.
— Qu'est-ce que vous êtes, idiot, ou quoi ? »
Il ne dit plus rien. Je me remets sur le ventre. Je pose le menton dans les mains et je le regarde. On ne peut jamais savoir comment il est en train de réagir. Mais je me doute quand même qu'il est intrigué.
« Je vous ai expliqué pourquoi.
— A moi ? » . , Je comprends soudain qu'il ne faut pas trop lui demander.
Je commence lentement :
« Nous nous réveillions tous ensemble. Tous nous taisions ce que quelqu'un d'autre voulait. Nous vivions tout le long du jour selon la volonté de quelqu'un d'autre. Nous pensions les pensées de quelqu'un d'autre. Nous parlions les mots de quelqu'un d'autre. Janie peignait les tableaux de quelqu'un d autre. Bébé ne parlait plus à personne. Et, tous, nous en étions heureux et satisfaits. Vous comprenez, maintenant ?
— Pas encore.
— Seigneur !... » Je réfléchis, puis : « On ne mixollait plus, comprenez-vous ?
— Bien sûr. Mais après la mort de Tousseul, c'était la même chose, non ?
— Non, c'était très différent. C'était comme une voiture qui a une panne d'essence. La voiture est toujours là. Elle n'a rien. Tandis qu'avec Mlle Kew, ce n'était pas la même chose : la voiture était entièrement démontée. »
Il réfléchissait à son tour. Finalement, il prit la parole : « Ce que nous pensons nous fait accomplir des choses curieuses. Certaines nous semblent tout à fait sans motifs, stupides, folles. Et, pourtant, il y a un fondement : dans tout ce que nous faisons, il existe une chaîne solide, inattaquable, une logique. Creusez à une profondeur suffisante et vous trouverez la cause et l'effet aussi clairement dans ce domaine que dans tous les autres. Attention : je dis logique, je n'ai pas dit justesse, justice ou rien de la sorte. Logique et vérité sont deux choses très différentes. Mais elles se confondent pour l'esprit qui est le créateur de cette logique... Dans ton cas, je vois bien ce que tu veux mettre en évidence : que pour préserver ou recréer ce lien qui vous unissait, il te fallait te débarrasser de Mlle Kew. Mais je ne vois pas la logique de cela. Je ne vois pas très bien comment le fait de retrouver la possibilité de mixoller valait de détruire cette sécurité que vous veniez de trouver, et qui, tu l'admets toi-même, était agréable. » Désespéré, je lui répondis :
« Peut-être qu'il ne valait pas la peine de la détruire ?
— Cela valait certainement la peine puisque tu as fait ce que tu as fait. Peut-être que les choses te paraissent différentes après coup. Mais au moment où tu as été poussé à l'action, ce qui était important, c'était de détruire Mlle Kew. De retrouver ce que vous aviez perdu à cause d'elle. Pourquoi ? Je ne vois pas. Toi non plus, du reste.
— Comment allons-nous le savoir ?
— Eh bien, attaquons le passage le plus pénible maintenant.
— Je suis prêt.
— Bon, alors raconte-moi tout ce qui est arrivé juste avant. »
* * *
Je trébuchai parmi les événements de cette dernière journée, essayant d'entendre les voix et de retrouver le goût des aliments. La sensation du toucher un peu raide des draps revenait, disparaissait, revenait :
« Ce que je viens de vous raconter au sujet des enfants taisant des choses selon la volonté d'autrui au lieu de la leur, et de Bébé qui ne parlait plus, et du bonheur de tout le inonde, et, pour finir, comment j'ai dû tuer Mlle Kew... Il ma fallu beaucoup de temps pour y arriver. Et beaucoup de temps aussi pour m'y décider. Je suppose que j étais couche. J’ai réfléchi pendant quatre heures avant de me lever. Il faisait nuit. J'ai quitté ma chambre. Il faisait noir. Pas un bruit. J’ai traversé le hall. Je suis entré dans la chambre de Mlle Kew. Je l'ai tuée.
— Comment ?
— C'est tout ! C'est tout ! » criai-je, de toutes mes forces. Puis je me calmai. « Il faisait très noir... Il fait encore très noir... Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Elle nous aimait. Je le sais bien. Mais je devais la tuer. ,
— Très bien ! Très bien ! fit Stern. Inutile d insister, lu...
— Quoi donc ?
— Tu es fort pour ton âge, n est-ce pas, Gérard ?
— Oui ! Je suppose assez fort.
— Oui ! » . . ..
Je m'étais mis à marteler de mon poing le divan, un coup par mot :
« Je ne comprends toujours pas de quelle logique vous parliez : pourquoi-ai-je-dû-faire-ça ?
— Assez ! me dit-il. Tu vas te faire mal.
— Il faut que je me fasse mal.
— Ah ? »
Je me levai, allai chercher de 1’eau.
« Que dois-je faire ?
— Dis-moi ce que tu as fait après l'avoir tuée. Jusqu’ au moment où tu es venu ici ?
— Pas grand-chose. C'était hier soir. J’ai pris son carnet de chèques. Je suis retourné dans ma chambre. Un peu abruti. J'ai enfilé mes vêtements. Mais je n'ai pas mis mes chaussures. Je les tenais à la main. Puis je suis sorti. J’ai marche. très longtemps. J'ai essayé de penser. Je suis entre à la banque des l'ouverture. J'ai encaissé un chèque de douze cents dollars. Je me suis mis dans l'idée de me faire soigner par un psychanalyste. Et j'ai passé presque toute la journée à en trouver un. Je suis venu ici. C'est tout.
— Tu n'as pas eu de difficulté à encaisser le chèque ?
— Je n'ai jamais de difficulté à faire faire par les gens ce que je veux leur faire faire.
— Ah ?
— Oui, je sais ce que vous pensez. Je n'ai pas pu faire faire ce que je voulais par Mlle Kew.
— C'est exact, ça en fait partie.
— Si j'y avais réussi, lui dis-je, elle n'aurait plus été Mlle Kew. Pour le banquier, tout ce qu'il fallait lui faire faire, c'était son métier de banquier. »
Soudain, je compris pourquoi il passait son temps à tripoter le tuyau de sa pipe : c'était pour lui permettre de baisser les yeux et empêcher qu'on le regarde en face.
« Tu l'as tuée, dit-il, et tu as détruit quelque chose qui vous était précieux. Il faut croire que cette chose était moins précieuse pour toi que ce que tu avais en commun avec les gosses. Et tu n'es pas sûr de la valeur de cette chose ?... Cela décrit assez bien ce qui te gêne ?
— A peu près.
— Est-ce que tu sais ce qui pousse à tuer ?... Non ? C'est le désir de survivre. Le désir de protéger son moi, ou quelque chose qui s'identifie à ce moi. Et, dans ce cas, cela ne colle pas. Etant donné que votre combinaison avec Mlle Kew avait une plus grande valeur, vous offrait une sécurité plus grande, tant pour toi que pour ton groupe, que la combinaison antérieure.
— Peut-être alors que la raison que j'avais de la tuer était une mauvaise raison ?
— Non. Puisque tu l'as tuée. Mais nous n'avons pas fait la lumière là-dessus. Je veux dire que nous avons le motif. Mais que nous ne savons toujours pas pourquoi il avait une telle importance. La réponse se trouve quelque part en toi.
— Oui. Mais où ? » Il arpentait la pièce.
« Le récit de la vie se suit bien... Bien sûr, il y a de la fiction mêlée aux éléments objectifs. Il existe, en outre, des secteurs qui ne sont pas suffisamment explicites, mais enfin nous avons un début, un milieu et une fin... Maintenant, je ne jurerais pas que la réponse ne réside pas dans ce pont que tu t'es refusé de passer. Tu te rappelles ? » Oui, je me souvenais.
« Dans ces conditions, est-ce que nous ne pourrions pas essayer quelque chose d'autre ?
— Parce que tu viens de le dire. Pourquoi évites-tu cette chose ?
— Vous n'allez pas recommencer à couper les cheveux en quatre ? »
Parfois, ce gars m'énervait.
« Oui, ça me gêne. Je ne sais pas pourquoi. Mais c'est ainsi.
— Quelque chose se dissimule. Tu veux l'atteindre. Mais la chose se défend. Tout ce qui oppose cette résistance est peut-être ce que nous recherchons. Ce qui te gêne est caché, non ?
— Euhhh... oui !... »
De nouveau, cette nausée, et j'écartai la chose. Mais non, je ne voulais plus m'arrêter : « Allons-y. » Je me recouchai.
Il me laissa regarder le plafond, écouter le silence, puis : « Tu es dans la bibliothèque. Tu viens de rencontrer Mlle Kew. Elle te parle. Elle te met au courant au sujet des enfants. »
Je restai immobile. Rien ne se produisait. Si. La tension montait en moi. Cela partait des os. De plus en plus fort. Cela devenait de plus en plus douloureux. Mais rien ne se produisait toujours.
Je l'entendis se lever. Traverser la pièce. Cliquetis. Bourdonnement. Tout à coup, ma voix :
« Eh bien, il y a Janie. Elle a douze ans comme moi. Et Bonnie et Beanie qui ont huit ans. Ce sont des jumelles. Et Bébé. Bébé a trois ans. »
Et le son de mon propre cri.
Puis un blanc.
Quand j'émergeai du gouffre, les poings en avant, des mains robustes me saisirent. J'ouvris les yeux. J'étais trempé. Le thermos était renversé. Stern, agenouillé à mon côté, me tenait les poignets. Je cessai de me débattre :
« Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Seigneur, dit Stern, quel métier ! »
Je me tenais le crâne et je gémissais. Il me jeta la serviette éponge.
« Qu'est-ce qui m'a donné ce choc ?
— J'ai enregistré sur bande tout ce que tu m'as dit. Comme tu ne réussissais pas à retrouver le fil tout seul, j'ai tenté de t aider en te faisant entendre ce que tu avais raconté auparavant. Ce système opère parfois des miracles.
~ Cette fois-ci, ça a fait un vrai miracle; je crois bien que j'ai eu un plomb qui a sauté.
— Exactement. Tu as failli toucher ce que tu ne veux pas te rappeler. Et tu as préféré t'évanouir.
— Qu'est-ce qui vous fait tant plaisir ?
— Nous brûlons, dit-il, encore un tout petit effort.
— Attention. Je pourrais bien flamber tout à fait.
— Allons donc, il y a longtemps que tu gardes cet épisode dans ton subconscient et tu n'en es pas mort. Cela ne t'a pas fait trop de mal.
— Vous en êtes bien sûr ?
— Pas assez pour te tuer.
— Qu'est-ce qui vous prouve que de ramener ça à la lumière ne me tuera pas ?
— Tu verras bien. »
Décidément, il me donnait l'impression de savoir ce qu'il faisait.
« A présent, tu te connais beaucoup mieux, m'expliquait-il, tu comprends les motifs... Ne te fais pas de mauvais sang. Fais-moi confiance. Si ça va trop mal, nous arrêterons. A présent, détends-toi. Regarde le plafond. Pense à tes orteils. Ne les regarde pas. Tes orteils, tes gros orteils. Ne les fais pas bouger, mais tu les sens. Compte-les en commençant par le gros orteil. Un, deux, trois... Tu le sens, le troisième orteil ? Tu le sens qui devient mou ? Mou, mou, mou. Tout à fait mou. Les orteils de chaque côté deviennent mous à leur tour. Tes orteils sont mous. Mous, mous, mous...
— Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? » De la même voix soyeuse :
« Tu me fais confiance. Tes orteils me font confiance. Ils sont tout mous, parce que tu as confiance en moi. Tu...
— Vous êtes en train d'essayer de m'hypnotiser. Je ne veux pas de ça. Je ne vais pas... .
— C'est toi-même qui es en train de t'hypnotiser. Tu fais tout toi-même. Je me borne à te donner des explications. Je t'ai indiqué tes orteils. Personne ne peut te faire aller là où tu ne veux pas te diriger. Et tu veux aller dans la direction que t'indiquent tes orteils. Qui sont mous, mous, mous... »
Et ainsi de suite. Ainsi de suite. Où étaient les ornements dorés ? la lumière dans l'œil ? les passes magiques ? Il n'était même pas assis là où j'aurais pu le voir. Et il n'insistait pas sur la fatigue que j'étais censé éprouver. Parce qu'il savait que je n'avais pas sommeil. Que je ne voulais pas avoir sommeil. Je voulais seulement être orteils mous, mous, mous. Orteils. Dix orteils. Onze orteils. Onze. J'ai onze ans...
Je me sépare en deux parties. Et c'est parfait ainsi. Une partie qui regarde l'autre partie qui revient dans la bibliothèque où Mlle Kew se penche sur moi. Mais pas trop près. Et le journal craque sous moi, qui n'ai qu'un soulier et mes orteils se balancent, mous, mous, mous... Et je suis légèrement surpris. Car ceci est l'hypnose. Et j'en jouis consciemment. Et Stern est là un peu plus loin. Et moi je reste parfaitement capable de me tourner, de me rasseoir. De lui parler. De me lever. De sortir, si je veux. Mais justement, je ne veux pas. Si c'est cela le sommeil hypnotique, j'en suis tout à fait partisan.
Là, sur la table, je distingue l'ornement doré, sur le cuir. Et je puis rester près de la table avec vous, avec Mlle Kew, avec Mlle Kew...
... Et Bonnie et Beanie ont huit ans, elles sont jumelles. Et Bébé. Bébé a trois ans. « Bébé a trois ans », dit-elle.
Il y a une pression, une séparation, une brisure... Et dans une agonie de douleur, un cri de triomphe qui noie la souffrance, nous y voilà.
Et voici l'intérieur. En un éclair unique. Tout cela.
* * *
... Bébé a trois ans. Mon bébé aura trois ans. S'il y avait un tel bébé. Mais il n'y en a jamais eu...
Tousseul, je m'ouvre à toi. Est-ce assez ?
Ses prunelles semblables à des roues. Je suis convaincue qu'elles tournent. Mais je ne les ai jamais surprises en train de tourner. La sonde invisible qui passe dans son cerveau, à travers ses yeux, dans les miens, sait-il ce que cela signifie pour moi ? Cela lui fait-il quelque chose ? Cela ne lui fait rien. Il ne sait pas. Il me vide. Et il m'emplit. Et je lui obéis. Il boit, attend, et ne regarde jamais le verre où il a bu.
La première fois que je l'ai vu, je dansais au vent. Dans la nature. Je tourbillonnais. Et il se tenait là, dans les ombres feuillues. A m'observer. Et je le détestais à cause de cela. Ce n'était pas ma forêt. Ce n'était pas ma forêt, ce n'était pas mon vallon passementé d'or et de fougères. Il m'a pris la danse. Il l'a gelée à tout jamais. Je l'en ai détesté. Détesté sa façon de se sentir engoncé jusqu'au mollet dans la terre molle et mouillée, semblable à un arbre qui aurait eu des racines pour pieds et des vêtements couleur d'argile. Puis je me suis arrêtée, je suis restée immobile. Et il n'était plus qu'un homme, un grand singe d'animal d'homme. Et toute ma haine est devenue crainte, tout à coup, et j'étais toujours aussi gelée.
Il savait ce qu'il faisait et cela lui était égal. La danse... Ne plus jamais danser parce que plus jamais je ne saurais si les bois étaient libres de la présence, du regard des animaux-hommes sales et indifférents. Jours d'été où les vêtements m'étouffaient, nuits d'hiver quand les chères convenances m'entouraient comme un suaire ! Et ne plus jamais danser, ne plus jamais danser sans me rappeler cette secousse, ce choc que je ressens à l'idée qu'il me regarde ! Comme je le détestais. Oh ! comme je l'ai détesté !
Danser seule où personne ne savait, unique chose que je me sois dissimulée alors que j'étais connue sous le nom de Mlle Kew, cette personne de dix-neuf ans, plus vieille que son âge, et anachronique, correcte, amidonnée, linon, dentelles, solitude. A présent, certes, j'étais tout ce qu'on affirmait sur mon compte. Jusqu'à la moelle. Pour toujours et à jamais. Parce qu'il m'avait dérobé la seule chose que j'eusse osé garder secrète.
Il était venu à moi dans le soleil. Il a marché sur moi la tête inclinée d'un côté. Je restais où j'étais, glacée, entre la colère et la terreur. J'avais encore le bras tendu, arrondi, la taille ployée pour la danse et, quand il s'arrêta, je respirai enfin parce qu'il le fallait.
« Vous lisez des livres ? » me demanda-t-il.
Je ne pouvais souffrir de l'avoir si proche. Mais je ne pouvais bouger. Il déplia sa rude main, me toucha la bouche, me leva le menton jusqu'à ce que je fusse obligée de le regarder dans les yeux. Je voulais me dérober, mais mon visage ne pouvait fuir sa main.
« Il faut que vous me lisiez des livres pour moi, dit-il, je n'ai pas le temps de les trouver.
— Qui êtes-vous ? lui demandai-je.
— Tousseul, répondit-il. Vous allez lire des livres pour moi ?
— Non ! non ! Laissez-moi m'en aller, laissez-moi m'en aller ! » Mais il ne me tenait pas. « Quels livres ? »
Il me tapota le visage. Doucement, je levai la tête. Il laissa retomber la main : ses yeux. Les iris allaient tourner.
« Ouvrez là-dedans, dit-il, ouvrez et que je puisse voir. »
J'avais une bibliothèque dans la tête et il en lisait les titres... Non, il ne lisait pas les titres, puisqu'il ne savait pas lire. Il regardait ce que je connaissais de ces livres. Tout à coup, je me sentais terriblement inutile parce que je ne possédais qu'une petite partie de ce qu'il désirait.
Il aboya :
« Ça ? Qu'est-ce que c'est ? »
J'avais compris. Il m'avait trouvé cela dans la tête. J'ignorais même que cela s'y trouvait, mais lui, il l'avait trouvé. « Télékinésie ! dis-je.
— Comment ça se fait ?
— Personne ne sait si ça peut se faire : bouger des objets matériels par la force de l'esprit.
— C'est faisable, dit-il, et ça ?
— Téléportation ? La même chose. Ou presque : bouger son corps avec la force de son esprit.
— Oui !
— Interpénétration moléculaire; télépathie; clairvoyance. Je ne sais rien sur tout ça. Je crois que ça n'a pas de sens.
— Lis. Ça n'a pas d'importance que tu comprennes ou que tu ne comprennes pas. Ça ? Qu'est-ce que c'est ? »
Là, dans mon cerveau, sur mes lèvres : « Gestalt.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Un groupe. Comme si c'était un traitement unique pour plusieurs maladies différentes. Comme plusieurs pensées exprimées en une phrase. L'ensemble est plus grand que la somme des parties. .
— Ah ! il faut que tu lises tout ce qui est écrit. C est là-dessus qu'il faut lire le plus. C'est important. »
Il fit demi-tour et, quand ses yeux quittèrent les miens, ce fut comme si quelque chose s'était brisé. Je chancelai, m'abattis sur le genou. Il s'enfonça dans les arbres sans se retourner. Je rentrai en courant, pleine de colère et de crainte. Je savais que je lirais ces livres. Je savais que je retournerais dans le vallon. Je savais que plus jamais je ne pourrais danser.
Donc, j'ai lu les livres et je suis retournée dans le vallon. Je retournai tous les jours, pendant cinq ou six jours. Parfois, quand je n'avais pas trouvé un livre, je passais une dizaine de jours sans revenir. Il attendait dans l'ombre et il prenait ce qu'il lui fallait des livres, et rien de moi. Jamais il ne m'a fixé un nouveau rendez-vous. J'ignore et j'ignorerai toujours s'il ne venait que quand je venais ou bien s'il venait tous les jours dans le petit vallon.
Il me forçait à des lectures qui ne contenaient rien qui me fût destiné. Des livres traitant de l'évolution des espèces, de sociologie et d'anthropologie, de mythologie et de biologie. La symbiose le retenait tout particulièrement. Nous ne faisions pas la conversation. Cela se limitait parfois à de simples grognements de surprise ou d'intérêt.
Il m'arrachait ce qui l'intéressait exactement comme on arrache des mûres à la ronce. Il sentait la sueur et la terre, et la sève verte écrasée sur son passage à travers les halliers.
Ce qu'il apprenait du monde des livres ne le transformait pas du tout.
Un jour il me demanda :
« Est-ce qu'il y a un livre qui a quelque chose comme ça (ici une longue pause) : Les termites ne peuvent pas digérer le bois. Mais les microbes qui vivent dans leur ventre peuvent le digérer. Et les termites mangent ce que les microbes laissent. Qu'est-ce que c'est ?
— La symbiose ! Deux genres de vie qui dépendent 1 un de l'autre pour exister.
— Oui ! Est-ce qu'il y a un livre sur cinq ou six espèces qui font ça ensemble ?
— Je ne sais pas.
— Et ça ? Vous avez un poste émetteur. Il y a cinq ou six récepteurs, chacun est disposé pour recevoir quelque chose de différent. Un creuse et l'autre vole et l'autre fait du bruit. Mais tous sont commandés par le même. Chacun a sa chose à faire mais ils sont séparés. Est-ce qu'il y a une vie comme ça, au lieu de la radio ?
— Une vie où chaque organisme fait partie du tout mais reste distinct ? Je ne crois pas. A moins que vous ne parliez de l'organisation de la société ? L'équipe ou la bande ? Ils travaillent tous à part et prennent les ordres d'un même chef.
— Non, pas comme ça. Comme un seul animal ! »
Il fit un geste de ses mains en coupe que je compris. Je demandai :
« Vous voulez dire une forme de vie qui soit gestal ? C'est incroyable !
— Pas de livre là-dessus, non ?
— Je n'en ai jamais entendu parler.
— Il faut que je sache... Ça existe. Je veux savoir si ça s'est déjà produit.
— Je ne vois pas qu'il y ait quoi que ce soit de la sorte qui existe.
— Si : ça existe. Une partie qui va chercher. Une partie qui pense. Une partie qui trouve. Et une partie qui parle.
— Parle. Seulement des paroles humaines.
— Je sais », dit-il, et il partit.
Je devais chercher, chercher encore. Mais je ne devais rien trouver qui y faisait penser, même de très loin. Je le lui ai dit. Il resta sans parler, très longtemps. Puis il braqua sur moi ces iris qui donnaient toujours cette impression qu'ils allaient se mettre à tourner.
« Tu apprends, dit-il, mais tu ne penses pas... C'est ce qui arrive toujours avec les humains, dit-il un peu plus tard. Ça se produit en détail sous votre nez, et vous ne voyez rien. Vous avez des gens qui peuvent bouger des choses avec leur tête. Vous avez des gens qui peuvent se faire bouger par l'esprit. Vous avez des gens qui peuvent calculer n'importe quoi si on le leur demande; si on pense à leur demander. Ce que vous n'avez pas, c'est l'espèce de personne qui peut les mettre ensemble. Comme un cerveau réunit les parties qui poussent et les parties qui tirent et celles qui sentent la chaleur, et qui marchent, et pensent, et toutes les autres choses... Moi j'en suis un », dit-il pour finir.
Puis il resta silencieux pendant si longtemps que je crus bien qu'il m'avait oubliée. « Tousseul, qu'est-ce que vous faites dans les bois ?
— J'attends, répondit-il, je ne suis pas encore fini, dit-il. Non, pas « fini » comme vous le comprenez. Je veux dire que je ne suis pas encore complet. Vous savez, le ver de terre, quand on le coupe, il se remet à pousser. Oubliez qu'on le coupe. Supposez que le même ver grandisse comme ça pour la première fois. Vous comprenez ? Il y a des morceaux qui s'ajoutent. Je ne suis pas fini. Je veux un livre sur le genre d'animal que je suis, une fois qu'il est terminé.
— Je ne connais pas de livre comme celui-là. Dites-moi tout ce que vous pouvez à ce sujet. Si vous pouviez, peut-être que je trouverais le livre ou que je saurais où me le procurer. »
Il avait pris un bâton entre ses doigts, l'avait cassé, placé les deux bouts l'un à côté de l'autre et il recommençait :
« Tout ce que je sais, c'est que je dois faire ce que je suis en train de faire exactement comme un oiseau doit faire son nid quand la saison vient. Tout ce que je sais est que quand je serai terminé il n'y aura pas de quoi se vanter. Un corps plus rapide et plus fort que tout ce qu'on aura jamais vu jusque-là, mais avec une mauvaise tête dessus, pas la tête qu'il faut. Maintenant, c'est peut-être parce que je suis un des premiers. La gravure que tu m'as montrée...
— L'homme du Neandertal ?
— Ouais. Eh bien, maintenant que j'y pense, ce n'était pas un grand crack. Un essai dans une nouvelle spécialité ! C'est ce que je serai moi ! Mais peut-être que la tête qu'il faut viendra une fois que je serai tout organisé. Alors ce sera quelque chose ! »
Il grogna de satisfaction et s'en fut.
* * *
Plus j'essayais et moins je comprenais ce qu'il voulait. Dans une revue, on disait que la prochaine étape de l'évolution chez l'homme serait psychique plutôt que physique. Mais on ne soufflait mot d'un organisme gestalt (appelons-le ainsi). Il y avait quelque chose à propos des moisissures mais c'était plutôt une activité d'amibes organisées en essaim que quoi que ce fût se rapprochant d'une symbiose proprement dite.
Pour mon petit esprit antiscientifique, aux intérêts tout personnels, il n'existait rien de ce qu'il voulait, si ce n'est peut-être une fanfare dont chaque membre joue d'un instrument différent selon une technique propre, dont chaque membre joue des notes différentes, et dont l'ensemble forme quelque chose d'unique. Mais il ne pensait à rien de ce genre.
Donc, un soir d'automne, je le revis. Il prit le peu qu'il put trouver dans mes yeux, se détourna avec colère, eut un mot grossier que je ne me permettrai pas de ne pas oublier.
« Tu ne peux pas le trouver, me dit-il, ne reviens pas. »
Il alla s'appuyer à un vieux bouleau contrefait, un peu plus loin, à regarder les ombres secouées par le vent. Je crois qu'il m'avait déjà oubliée. Je sais qu'il sursauta quand je lui adressai de nouveau la parole :
« Tousseul, lui dis-je, ne me reproche pas de ne pas avoir trouvé, j'ai essayé de mon mieux.
— Reproche, reproche ? Qui est-ce qui reproche quoi, à qui ?
— Je ne t'ai pas donné satisfaction, et tu es furieux. »
Il me regarda pensant si longtemps que je me sentis mal à l'aise.
« Je ne sais pas de quoi tu parles. »
Je ne voulais pas le laisser s'en aller. Il l'aurait fait. Il m'aurait quittée pour toujours sans même y penser. Cela ne lui faisait rien du tout. Ce n'était ni de la cruauté ni de la négligence. Simplement il n'y pensait pas plus qu'un chat ne pense à la tulipe qui est en train de fleurir.
Je le pris par les épaules et le secouai. C'était comme si j'avais essayé de secouer la façade de ma maison.
« Vous pouvez comprendre, lui dis-je, quand je lis, vous comprenez bien. Vous devez savoir ce que je pense. »
Il secoua la tête.
« Je suis une personne, criai-je, une femme ! Je vous ai rendu des services et encore des services et vous ne m'avez rien donné en échange. Vous m'avez fait rompre des habitudes de toujours. Vous m'avez fait lire jusqu'à des heures indues. Vous m'avez forcée à venir sous la pluie, ou le dimanche. Et vous ne me parlez même pas. Vous ne me regardez même pas. Vous ne savez rien de ce qui me regarde et ça vous laisse indifférent. Vous m'avez jeté je ne sais pas quel sort que je n'ai pas pu briser. Et une fois que c'est fini, vous me dites : « Ne revenez plus ! »
— Est-ce qu'il faut que je vous donne quelque chose parce que je vous ai pris quelque chose ?
— Ça se fait d'habitude.
— Qu'est-ce que tu veux que je te donne : je n'ai rien. » Je m'écartai de lui. Je sentais... Je ne sais pas ce que je sentais.
« Je ne sais pas, lui dis-je... Je veux que...
— Quoi ?
— Je ne sais pas. Mais il y a quelque chose. C'est quelque chose que je ne pourrais pas dire si je savais seulement ce que c'est... Quoi ! Vous avez lu les livres dans mes yeux et vous ne pouvez me lire, moi ?
— Je n'ai jamais essayé. »
Il leva son visage et s'approcha.
« Voyons !... » Ses yeux projetaient leur étrange sonde en moi, et je me mis à crier. J'essayai de me dégager Je n'avais pas voulu ça, j'en étais sûre. Je luttai. Je pense qu'il me souleva du sol de ses grandes mains. Il me tint ainsi en l'air jusqu'à ce qu'il eût terminé. Je m'assis par terre, sanglotant. Il s'assit à côté de moi. _
« Quelle salade, là-dedans, dit-il. Trente-trois ans ! Quel besoin avez-vous de vivre comme ça ?
— Mais je mène une vie très confortable, lui répondis-je, légèrement mortifiée.
— Ouais ! Toute seule depuis dix années sauf quelqu'un pour faire votre travail. Personne d'autre.
— Les hommes sont des animaux et les femmes...
— Vous détestez vraiment les femmes. Elles savent toutes ce que vous ne savez pas.
— Je ne veux pas savoir. Je suis tout à fait heureuse comme je suis.
— Mon œil ! »
Je ne répondis rien : je méprise cette façon de s'exprimer.
« Tu veux deux choses de moi. Aucune n'a de sens. Tu veux savoir d'où je viens, comment je suis devenu ce que je suis, tout.
— Oui ! Je veux ça. Quelle est l'autre chose que je veux que tu saches et moi pas ?
— Je suis né quelque part et j'ai poussé comme une mauvaise herbe comme j'ai pu, dit-il sans faire attention à moi. Des parents qui n'ont même pas essayé de me mettre à l'orphelinat, comme ça se fait d'habitude. J'ai vagabondé, je me suis entraîné à devenir un bon idiot de village. J'y aurais réussi, mais j'ai pris les bois au lieu de ça.
— Pourquoi ? ...
— Sans doute parce que la façon de vivre des gens n’avait aucun sens pour moi. Ici, je peux pousser comme je veux.
— Et comment est-ce ?
— Ce que je voulais trouver dans vos livres.
— Vous ne me l'avez jamais dit.
— Tu apprends, mais tu ne penses pas. Il existe une sorte de personne qui est faite de parties différentes, mais c'est une seule personne. Elle a comme des mains, elle a comme des jambes, elle a comme une bouche qui parle, et comme un cerveau. Et c'est moi le cerveau de cette personne. Sacrément faible, mais c'est le seul qu'on ait jusqu'ici.
— Vous êtes fou.
— Non, je ne suis pas fou », répliqua-t-il, pas le moins du monde offensé, mais certain, tout à fait certain, de ce qu'il affirmait : « J'ai déjà la partie qui est comme les mains. Je peux les bouger où je veux. Elles font ce que je veux. Bien qu'elles soient trop jeunes pour faire tout ce qu'il faudrait. J'ai la partie qui parle. Celle-là est tout à fait bonne.
— Je ne crois pas que vous parliez très bien. » (J'ai horreur des expressions incorrectes.)
Il eut l'air surpris :
« Je ne parle pas de moi. Elle est par là-bas avec les autres.
— Elle ?
— Oui ! Celle qui parle. Maintenant j'ai besoin de quelqu'un qui pense. De quelqu'un qui peut prendre n'importe quoi et l'additionner à n'importe quoi d'autre et donner la réponse correcte. Et une fois qu'ils seront tous ajustés, que toutes les parties seront habituées à fonctionner ensemble aussi souvent qu'il faudra, je serai cette nouvelle sorte de chose que je vous disais. Comprenez ? Seulement... j'espère que j'aurai une autre tête que la mienne.
— Et qu'est-ce qui vous a fait entreprendre cette chose-là ? » Il me dévisagea gravement.
« Qu'est-ce qui vous a fait pousser des poils sous les bras ? me demanda-t-il. Une chose comme celle-là ça ne se décide pas. Simplement, ça se produit.
— Qu'est-ce que c'est... qu'est-ce que vous faites quand vous me regardez dans les yeux ?
— Il vous faut un nom ? Je n'en ai pas, aucun. Je ne sais pas comment je le fais. Je sais que je peux forcer qui je veux à faire ce que je veux, comme vous, vous allez être forcée de m'oublier tout à fait.
— Je ne veux pas vous oublier, dis-je d'une voix étranglée.
— Mais si. (Je ne savais pas alors s'il voulait dire que j'allais oublier ou que je voudrais oublier.) Vous allez me détester et puis, longtemps après, vous allez me remercier. Peut-être qu'un jour vous pourrez faire quelque chose pour moi. Vous serez si reconnaissante que vous serez contente de me rendre service. Mais vous aurez tout oublié sauf une sorte de sentiment. Et mon nom... peut-être.
— Et personne ne saurait jamais pour ce qui est de vous et de moi ? ,
— Pas possible... sauf peut-être la tête de 1 animal comme moi ou un autre. Moi ou un meilleur. »
Il se leva.
« Attendez », criai-je.
Non ! il ne devait pas partir. Non ! cette grande sale bête d'homme me captivait, m'avait captivée et c'était déplorable.
« Vous ne m'avez pas donné l'autre chose... Quoi que ce soit.
— Oh ! dit-il, ça ! »
Il partit comme l'éclair. Une pression et une cassure. Et dans une agonie de douleur, dans une vague de triomphe qui noyait la souffrance, c'était la fin.
* * *
... J'en sortais sur deux plans différents : Onze ans, essoufflé, rompu du choc de cette agonie, de ce viol de l'identité d'autrui.
Et (en même temps, parallèlement) :
Quinze ans : couché sur le divan de Stern, Stern qui continue à chantonner.
« Doucement, très doucement, les chevilles et les mollets, mou, mou, aussi mou que les orteils, ton ventre se détend, la nuque aussi molle que l'abdomen, tranquille, doucement, et tout est tranquille, mou, mou, mou. Encore plus mou. »
Je m'assis, balançai les jambes.
« Ça colle », déclarai-je.
Stern avait l'air légèrement ennuyé ;
« Je pense que ça va marcher, dit-il, mais seulement si tu veux m'aider. Etends-toi...
— Ça a marché, dis-je.
— Quoi ?
— Tout : de a jusqu'à z. » Je claquai des doigts. « Comme ça !
— Que veux-tu dire ?
— C'était à partir d'où vous l'avez dit : dans la bibliothèque. Quand j'avais onze ans. Au moment où elle a dit : « Bébé a trois ans. » Ça a déclenché quelque chose qui bouillait en elle depuis trois ans et le tout est sorti d'un seul coup. J'ai tout capté, bille en tête. J'étais un gosse. Sans avertissement et pas de défense. Et il y avait une douleur, dans tout ça, comme je ne savais pas qu'il pouvait en exister.
— Continue, dit Stern.
— Mais c'est tout ce qu'il y a. Je veux dire que ce n est pas tant ce que c'est, que l'effet que ça a provoqué sur moi. Ce que c'est ? Une tranche de sa vie à elle. Un tas de choses qui se sont produites étalées sur une période d'environ quatre mois. Tout. Elle a connu Tousseul.
— Tu veux dire que c'était une suite entière, une série d'épisodes ? L'espace d'une seconde.
— Exactement. Ecoutez : pendant cette seconde, j’ai été Mlle Kew, vous comprenez ? J'étais elle, tout ce quelle a jamais fait, tout ce qu'elle a pu penser ou sentir ou entendre. Tout, tout, tout. Et dans l'ordre. Le vrai.
« Si je veux vous raconter ce que j'ai mangé à déjeuner, est-ce qu'il me faut vous raconter tout ce que j'ai fait depuis ma naissance ? Non ! Je vous dis que j'étais elle, et depuis ce moment. Je me rappelle tout ce qu'elle pouvait se rappeler jusqu’ à ce moment. En un éclair.
— Un gestalt ! dit Stern.
— Ah ! fis-je. Pourquoi est-ce que je n'ai pas su tout ça auparavant ?
— Parce que tu ne pouvais pas te souvenir, quelque chose t'en empêchait, une censure.
— Mais je ne vois vraiment pas pour quelle raison. Pas du tout.
— Une répugnance naturelle, dit-il. Ecoute, tu ne voulais pas, même un instant, vivre avec un moi féminin.
— Vous m'avez dit vous-même, au début, que je ne souffrais pas de ce genre de complexe.
— Alors, qu'en penses-tu ? Ecoute, tu as éprouvé une douleur à revivre cet épisode ? Peut-être que tu ne voulais pas le revivre précisément de crainte d'avoir à resouffrir ?
— Laissez-moi réfléchir ! Oui ! ça en fait partie ! ce truc de rentrer dans la peau de quelqu'un d'autre. Elle m'a laissé parce que je lui rappelais Tousseul. Je suis entré dans sa peau. Je n'étais pas prêt. Je ne l'avais pas fait auparavant. Sauf peut-être un peu. J'y suis allé jusqu'au bout et c'était trop. Ça m'a détourné d'y revenir, pour de nombreuses années. Et le tout était emballé, mis sous clef. Hors d'atteinte. Mais à mesure que je grandissais, le pouvoir de mon esprit, la possibilité de le faire ne cessaient de grandir. Et pourtant je redoutais toujours de m'y remettre. Et plus je grandissais, plus profondément je sentais qu'il... il fallait tuer Mlle Kew avant qu'elle tue le... ce que j'étais, ce que je suis... »
Ici je me mis à hurler :
« Est-ce que vous savez ce que je suis ?
— Non ! répondit Stern. Mais peut-être que tu aimerais me le dire ?
— Oui, ça me ferait plaisir. »
Il avait cette expression professionnelle d'homme à l'esprit large qui ne croit ni ne nie, simplement qui enregistre. Je voulais lui dire, mais soudain, je m'avisai de ceci : que les mots me faisaient défaut. Je connaissais les réalités, mais non leurs noms.
Tousseul prenait les sens et rejetait les mots. Voir plus haut : « Vous lisez des livres. Lisez des livres pour moi. »
Le regard de ses yeux. Cette façon d'ouvrir les choses. J'approchai de Stern. Il me regarda. J'approchai davantage.
Il eut d'abord un mouvement de recul. Puis il se rapprocha lui aussi.
« Seigneur, murmura-t-il, je n'avais pas encore vu ces yeux. On jurerait qu'ils vont tourner comme des roues. »
* * *
Stern lisait des livres. Il avait lu plus de livres que je n'aurais jamais imaginé qu'on eût pu en écrire. Je cherchai ce qui m'était nécessaire.
Je ne puis dire exactement à quoi cela ressemblait, comme de marcher dans un tunnel, et dans ce tunnel, des murs; et du toit, des bras tendus vers vous, des bras de bois semblables à ceux des carnavals, vous savez bien, ceux des manèges qui retiennent les anneaux de cuivre qu'on doit arracher si l'on veut faire un nouveau tour...
* * *
« ... Ça va, lui dis-je, tout va bien.
— Que m'as-tu fait ?
— Il me manquait quelques mots. Allons, allons, reprenez votre air professionnel. »
Là, il m'a fallu l'admirer. Il a fourré sa pipe dans sa poche, pressé ses doigts contre son front et ses joues. Puis il s'est redressé et il s'est retrouvé dans son assiette.
« Je sais ce que c'est, lui dis-je. C'est ainsi que Mlle Kew s'est trouvée quand Tousseul lui a fait la même chose.
— Mais qu'est-ce que vous êtes ?
— Ce que je suis ?... Je vais vous le dire : le ganglion central d'un organisme complexe qui se compose, primo : de Bébé, cerveau électronique; secundo et tertio : Bonnie et Beanie : téléportation ; Janie, télékinésie, et moi-même, télépathie et contrôle central. Tout ça est connu et reconnu depuis longtemps. Il y a la téléportation des yogis, la télékinésie de quelques joueurs professionnels, et surtout les poltergeist ou esprits frappeurs, les objets qui se baladent à travers les maisons. Seule différence : chacune de mes parties donne son numéro sans la moindre bavure.
« Tousseul avait organisé la chose, ou l'avait formée autour de lui, peu importe. J'ai remplacé Tousseul. Mais je n'étais pas de taille au moment de sa disparition. Et, de plus, il y a eu cette censure à cause de Mlle Kew. Vous aviez raison à ce sujet. Mais ce n'est pas tout. Il y a une autre raison pour laquelle je ne pouvais pas franchir la barrière de Bébé a trois ans.
« Vous m'avez demandé ce que je plaçais au-dessus de la sécurité qui nous était apportée par Mlle Kew. Vous ne voyez pas ce que c'est maintenant ? A cause de cette sécurité : mon organisme gestalt était sur le point de disparaître. J'ai compris qu'il fallait qu'elle meure ou alors ce serait notre mort à Nous. Oh ! il resterait les pièces et les morceaux, oui ! Il resterait deux petites filles de couleur parlant avec difficulté, une petite fille blanche portée sur l'introspection et la peinture de chevalet, un idiot mongoloïde, et moi-même : quatre-vingt-dix pour cent d'inhibition, dix pour cent de délinquance juvénile. »
J'éclatai de rire.
« Aucun doute, il fallait la tuer. »
Stern produisit un bruit de bulles, puis parvint à s'exprimer : « Je ne... fit-il, je ne vois pas...
— Inutile, inutile. C'est merveilleux. Vous êtes excellent. Vous avez été parfait. Que je vous dise, ce sera une curiosité pour le technicien que vous êtes. Vous avez parlé d'inhibition. Je ne pouvais pas dépasser cette barrière de Bébé a trois ans. Parce que c'est là que résidait, justement, le dilemme. Je ne pouvais pas me souvenir de cela précisément parce que je craignais de me rappeler que j'étais deux choses différentes : le petit garçon de Mlle Kew et en même temps quelque chose d'infiniment plus grand. Je ne pouvais pas être les deux à la fois. Et je ne voulais libérer ni l'un ni l'autre.
— Et à présent, vous pouvez ?
— Oui !
— Et maintenant quoi ?
— Que voulez-vous dire ?
— Il ne vous est pas venu à l'idée que peut-être votre gestalt organismus est peut-être déjà mort, à l'heure qu'il est ?
— Impossible.
— Qu'en savez-vous ?
— Comment est-ce que votre tête sait que votre bras fonctionne ?
— Ah ! oui !... Et alors, quoi ?
— Est-ce que l'homme de Pékin a regardé l'Homo sapiens debout sur les deux membres inférieurs et lui a demandé : « Alors quoi ? Nous allons vivre, un point c'est tout. Vivre comme un homme. Comme un arbre. Comme n'importe quoi d'autre de vivant. Nous allons manger et faire des expériences et nous multiplier. Et nous défendre. Nous ferons exactement ce que nous aurons à faire, naturellement, au jour le jour. »
« Mais que pouvez-vous espérer ?
— Que peut faire un moteur électrique ? Tout dépend à quoi vous l'attelez.
— Mais que voulez-vous en tirer ? »
Je réfléchissais. Stern attendait que j'eusse fini de réfléchir : « Vous comprenez : depuis ma naissance, les gens m'ont donné des coups de pied au cul. Jusqu'au moment où Mlle Kew m'a pris chez elle. Et qu'est-ce qui est arrivé alors ? Elle a failli me tuer... Tout le monde s'est bien amusé, sauf moi; le genre d'amusement qui consiste à flanquer des coups de pied au cul à ceux qui ne peuvent pas se défendre. Ou alors, on vous fait des chatteries jusqu'à ce que vous leur apparteniez ou qu'ils vous aient tué... Et moi aussi je veux m'amuser un peu... C'est tout.
— T'en as fait du chemin, hein ! depuis que tu es entré ici.
— Vous êtes un très bon Jivaro.
— Merci beaucoup, dit-il, amer. Tu t'imagines sans doute que tu es guéri, à présent ? Adapté, prêt à tourner ?
— Bien sûr ; vous, vous ne le croyez pas ? » Il secoua la tête.
« Tout ce que tu as découvert, c'est ce que tu étais. Tu as encore un tas de choses à apprendre. » Je voulais garder mon sang-froid. « Comme, par exemple ?
— Comme par exemple de trouver ce qui arrive aux gens qui sont forcés de vivre avec leur culpabilité. Tu es différent, Gerry, mais pas si différent que ça.
— Alors je devrais me sentir coupable d'avoir défendu ma propre vie ? »
Mais il ne voulut pas répondre à cela.
« Autre chose, dit-il, tu as dit je ne sais plus quand que tu avais été furieux contre tout le monde pendant toute ta vie. C'est ton genre de vie. Tu ne t'es pas demandé pourquoi ?
— Non ! Je n'y ai jamais pensé.
— Il y a une bonne raison à ça : c'est que tu te sentais seul. C'est la raison pour laquelle tu attachais tant d'importance au fait de vivre avec les enfants et avec Mlle Kew.
— Et alors ? Il me reste toujours les enfants !
— Non, les enfants et toi, vous formez un seul être. Unique. Et ça ne s'est jamais vu... Vous êtes seul, SEUL.
— Assez ! » lui dis-je; le sang commençait à me battre aux oreilles.
« Penses-y, ajouta-t-il, très doucement; tu peux, vous pouvez faire pratiquement n'importe quoi. Vous pouvez tout avoir. Mais rien de tout cela ne vous empêchera d'être seul.
— Taisez-vous. Tout le monde est seul.
— C'est exact, mais il y a quelques personnes qui apprennent à vivre avec cette solitude.
— Comment ça ?
— A cause de quelque chose dont tu ignores tout. Et même si je te le disais, cela n'évoquerait pas grand-chose pour toi.
— Dites-le toujours.
— C'est ce qu'on appelle parfois : la morale.
— Je suppose que vous avez raison : je ne sais pas ce que c'est. » Je m'étais déjà repris en main. Je n'étais pas forcé d'écouter ce genre d'histoires. « Je vois ce que c'est : vous avez peur de L’Homo Gestalt.
— Quelle jolie terminologie bâtarde, dit-il.
— C'est que, justement, nous sommes une race un peu bâtarde aussi. Tenez, asseyez-vous donc là. »
Il s'assit derrière son bureau. Je me penchai sur lui et il s'endormit, les yeux ouverts. Puis je pris le thermos et je le remplis. Je remis une serviette propre sur l'oreiller du divan. J'ouvris le tiroir où était le magnétophone.
Beanie fut tout de suite là.
« Regarde bien, lui dis-je; ce que je voudrais, c'est effacer ce qui est sur cette bande. Va demander à Bébé comment il faut faire. »
Elle cligna de l'œil, se pencha. Elle était là, puis elle avait disparu. Et elle était revenue. Elle tourna deux boutons. Un cliquetis. La bande se mit à courir en sens contraire.
« Parfait, lui dis-je, et maintenant, caltez, volaille. »
Elle s'était déjà éclipsée.
J'avais remis mon veston. Stern était toujours assis derrière le bureau, regardant sans rien voir.
L'excellent Jivaro, dis-je, le meilleur des réducteurs de têtes
J'attendis un instant devant la porte, dehors. Puis je rentrai, Stern leva la tête.
« Assieds-toi dans ce fauteuil, fiston, dit-il.
--- Pardon, m’ Sieur, lui répondis-je, je me suis trompé de bureau.
— Ça ne fait rien... »
Je sortis et refermai la porte derrière moi.
Tout le long du chemin jusqu'au commissariat, je souriais.
On enregistrerait ma déclaration et ce serait une bonne chose de faite.
Parfois, j'éclatais de rire en pensant à Stern.
Comment allait-il s'expliquer l'après-midi perdu et les mille dollars gagnés ?
C'était beaucoup plus drôle que si j'avais été obligé de penser a son cadavre.
Et, d'ailleurs, la morale, est-ce que ça existe ?